« They don’t want us to stay here, but they don’t let us go to England”.
(Ils ne veulent pas que nous restions ici, mais ils ne nous laissent pas aller en Angleterre).
Personne ne peut imaginer ce qui se passe à Calais, à moins de venir le voir de ses propres yeux. Il m’a fallu du temps et du recul avant de pouvoir mettre des mots sur la situation là-bas ; je ne savais pas par quoi commencer, et comment bien raconter, de la manière la plus juste qui soit, en accord avec tout ce que j’ai vu, ressenti, et compris.
Comment raconter l’absurdité complexe d’un système, la preuve d’un échec tout entier dont personne ne veut assumer la responsabilité ; tel cet enfant meurtri depuis sa naissance, trimballé de pays en pays, de maison en maison, et une fois arrivé au bout de son supplice, rejeté simultanément par deux nations. Et l’agilité que développent ceux que la vie malmène.
Comment décrire la détresse, la fatigue, les cassures, les désillusions. Mais aussi l’humilité, la générosité, la résilience et le courage des personnes que j’ai rencontrées. L’incroyable énergie et créativité des associations et des gens du coin, œuvrant chacun à leur manière mais tous ensemble, sans relâche depuis trente ans pour la dignité de ces personnes que d’autres appellent des « migrants ».
Beaucoup de beauté dans un grand désordre, en somme.
Je serai toujours marquée par ces moments vécus. Des rencontres, des regards, des histoires racontées, des rires échangés, des frustrations et des silences.
Je pense qu’il est temps de briser ce mur d’indifférence que nous avons construit et d’ouvrir bien grand nos yeux et nos esprits. Comprendre que cela peut arriver à chacun d’entre nous, à chaque instant de notre existence, puisque les migrations sont l’expression de la liberté de l’homme.
Soyons humains !
Toutes les photos de ce texte sont de Lena Waag
Je me souviens de mon premier jour sur le camp : je ressentais un profond sentiment d’injustice et une grande colère face à la misère qui s’étalait sous mes yeux. Les gens dans la boue, à même le sol, sans tentes ni couvertures, les enfants débraillés, et cet homme d’une cinquantaine d’années qui pleure dans mes bras, m’expliquant que s’il ne passe pas en Angleterre dans deux jours il se suicidera, car il ne peut plus supporter de se faire tabasser par les passeurs, la nuit.
Rapidement, très rapidement, les jours ont passé et j’ai été happée par la vie là-bas.
Les aller et retour sur le camp, les rencontres, l’accueil des nouveaux arrivants, tous les jours de nouveaux visages, certains excités, certains déjà épuisés par ce qui les attend ; les conversations avec les anciens qui m’expliquent comment se passe la vie ici, les kebabs et les smoothies sur le camp, les missions avec Roots, couper du bois avec Woodyard, la prévention (très importante si jamais le bateau vient à avoir un problème, « Send location, et surtout ne saute pas du bateau, ne rentre pas à la nage », les ISM lorsqu’il est impossible de comprendre et de se faire comprendre, les multiples langues parlées sur le camp : darsi, Sorani, Pachto, Arabic, Indie ; et l’habitude de discuter de la vie, de la guerre, de la politique, de Marine Le Pen et de Macron, de l’amour, des projets, de leurs futurs études et métiers, en buvant un thé et en fumant des cigarettes. Très peu osaient confier leurs traumatismes et leurs vies passées. Ils préféraient parler de l’Angleterre, parfois ne sachant pas exactement ce qu’ils feraient là-bas.
Je me souviens aussi de Jon (surnommé « Ali baba soum-soum » je n’ai jamais compris pourquoi) qui, dès qu’il me voyait, venait me raconter son rêve de la nuit passée, et avec qui on rigolait beaucoup.
En bref, j’ai rapidement fait partie intégrante du tableau, et je n’étais plus étonnée de voir des gens dans la boue, ou un petit garçon découvert dans le froid, et j’ai même fini par comprendre pourquoi certaines associations devaient tenir scrupuleusement leurs stocks et refuser de distribuer des tentes ou des bâches à tout le monde, malgré les demandes incessantes : elles seront soit détruites à la prochaine évacuation, soit récupérées par les passeurs qui en font un de leurs business. J’ai aussi compris que tous n’étaient pas dans la misère, et qu’il fallait dissocier les gens dans le besoin de ceux qui n’y sont pas. Mais riche ou pauvre, aucun n’avait le droit d’aller en Angleterre légalement.
Les diverses associations et acteurs locaux ont beau dénoncer les démantèlements quotidiens des camps de fortune, les déchirures systématiques des tentes, les saisies des affaires personnelles : rien n’y fait. La France ferme les yeux depuis la fermeture de la jungle en 2016. Ce qu’il se passe sur le littoral n’est qu’un détail insignifiant pour les “gens d’en haut”, et la manière de gérer le « fardeau » se fait constamment de manière expéditive et dans le refus du dialogue.
Aujourd’hui les associations ont trois revendications majeures :
L’arrêt des expulsions quotidiennes des lieux de vie, l’arrêt du vol des affaires des personnes exilées. (Pendant les expulsions les personnes n’ont pas le temps de préparer et ramasser leurs affaires) ; et enfin, l’instauration d’un dialogue réel, raisonné et citoyen entre les associations non mandatées par lÉtat et les diverses autorités.
L’hypocrisie est telle qu’à travers les discours de Zemmour et Le Pen pendant la période pré-électorale, une pression s’est exercée sur le gouvernement, qui s’est empressé d’y répondre avec une image de fermeté. Se dissimuler derrière des mots « d’accueil » et de « mises à l’abri » pour parler des expulsions est la stratégie en vigueur d’un gouvernement qui depuis longtemps, a pris le parti d’une rhétorique en trompe l’œil plutôt que celui de la vérité.
La vérité, la voici :
Les expulsions étant quotidiennes, les « mises à l’abri » dans des gymnases ou des centres d’accueil ne suivent pas chaque expulsion. Seulement 3% des expulsions sont suivies d’une mise à l’abri. Et lorsque celles-ci ont lieu, elles se font de manière forcée, dans l’incompréhension générale, et sans dialogue avec les personnes concernées. La politique actuelle ne leur permettant pas de demander l’asile en France, la confiance avec l’État a presque disparu. Par exemple, il est extrêmement difficile de convaincre un jeune mineur d’aller dans une maison d’hébergement : premièrement car il souhaite aller en Angleterre à tout prix, et deuxièmement car il craint fortement la police. Le harcèlement, les vols, et les violences instaurent un climat propice à la méfiance, et confortent les gens dans leur volonté d’aller en Angleterre.
Beaucoup de moyens ont déjà été mis en œuvre par les associations pour essayer de se faire entendre : des pétitions, des manifestations, des recours juridiques, des interventions de la CNDH (conseil national des droits de l’Homme) et du rapporteur de l’ONU, et même des grèves de la faim.
Nous devons nous battre contre les discours et les chiffres mensongers émanant de personnes qui ne viennent jamais mettre les pieds dans la boue, ramasser les déchets et les excréments avec leurs mains, et qui ignorent absolument tout du terrain et de la complexité de certaines situations particulières. Les gens qui sont auprès des personnes exilées sont immergés dans le détail de chaque situation particulière, et en relation avec des êtres humains. Ils méritent pour cela d’être entendus. On ne peut résumer ce qui se passe là-bas avec des discours à l’Assemblée, des chiffres et des comptes rendus.
Affirmer que les camps sont démantelés pour mettre les personnes à l’abri dans des centres d’accueil où leur sont proposés des solutions, est mensonger.
La dernière évacuation à laquelle j’ai assisté s’est déroulée sous la grêle, en pleine alerte météorologique “vigilance orange. Un gymnase avait certes été ouvert à Dunkerque, mais de taille insuffisante (ne pouvant accueillir toutes les personnes) et pour seulement une durée de trois jours. Après ces trois jours les personnes étaient, comme de coutume, remises à la rue, livrées à leur sort, dans l’espoir d’une traversée prochaine vers l’Angleterre, puisque tel est leur but ultime, et rien, ni même trois nuits dans un gymnase ne pourraient les empêcher d’entreprendre ce voyage.
Les personnes ont donc quitté progressivement ce lieu, où l’eau et la lumière étaient coupées la nuit, et où un seul repas par jour était distribué, pour reformer un lieu de vie proche de l’ancien campement où ils ont dû, à nouveau, construire leurs habitations de fortune, se procurer du bois, des tentes, des couvertures, des sacs de couchage, des plastiques, des vêtements, etc.
Lorsque l’on vit cela directement auprès des gens, que l’on côtoie ces hommes et ces femmes, on s’aperçoit très vite de l’absurdité de la machine, entièrement pensée par nos politiques, puisqu’ils sont les défenseurs d’un système qu’ils s’efforcent de rendre légitime.
Or, nous sommes forcés de constater que la politique de « non accueil » à l’encontre des réfugiés est non seulement un échec, mais une mise en scène de l’état. Elle n’a aucune efficacité, à part celle de démontrer à l’opinion publique, à l’électorat, et aux européens que la situation est « sous contrôle ». Mais pendant ce temps l’urgence est telle que les personnes continuent à arriver et à passer, quoi qu’il en coute, et cela engendre pour eux un coût financier, des dégâts humains considérables, et une perte de dignité.
Depuis 1998, 1,28 milliard d’euros ont été dépensés, afin d’empêcher les personnes exilées de franchir la Manche, et 1287 expulsions ont été dénombrées en 2021 par le collectif Human Right Observers à Calais et dans le Dunkerquois.
Les politiques doivent comprendre qu’il est impossible de bien gérer ce que l’on ne connait pas, comme il est impossible de comprendre les conséquences de ses actes, si l’on ne vient pas voir sur place.
Il serait temps de mettre fin à ces violences d’État qui perdurent depuis maintenant trente ans.
Par Lena Waag, (bénévole chez Utopia56 pendant deux mois).
Le 10 Mai 2022.