L’urgence climatique nous laisse de moins en moins de temps pour agir et sortir de la spirale mortifère où nous sommes engagés, abusés par une certaine idée du progrès. Le Clairon de l’Atax a choisi de présenter ici et dans ses prochaines éditions un série d’articles qui témoignent d’un chemin possible. Leur auteur, Bertrand Claverie, explique comment il a pris conscience de la crise climatique et de ses conséquences sur le vivant et comment il a mis en place une démarche active qui consiste d’abord à modifier ses propres habitudes puis à mobiliser les autres comme co-acteurs de l’indispensable et urgente transformation de nos comportements.
La rédaction
1ère partie : Quand les citoyens s’en mêlent
En cette fin juin 2018, alors que je vaque à mes activités d’ingénieur-artiste, retraité des affaires, des voisins inquiets nous apprennent qu’une centrale d’enrobage de bitume va être installée, juste à l’entrée de notre village.
Toujours un peu méfiant à l’égard des certitudes et des émois trop vite noués, je décide de lire les 300 pages du dossier soumis par l’entreprise Colas (filiale de Bouygues) à l’enquête publique.
En quelques heures, j’acquiers la conviction que ce projet défie le bon sens.
Je réalise aussi qu’il est extrêmement avancé : promesse de vente ratifiée par les maires de la communauté de communes et permis de construire accordé.
Seule l’autorisation d’exploiter est en cours d’instruction et l’enquête publique sera close le 18 juillet. Il est presque trop tard.
Alors ce 1er juillet au matin va démarrer, spontanément, collectivement, une incroyable guerre de vitesse et de position.
Je réalise très vite que nous n’y arriverons pas sans disposer d’un discours d’opposition clair. Je m’y attelle, et rédige en trois jours un premier contre-document détaillé, synthétique et percutant.
Pour quelles raisons ce projet était-il contraire au bon sens ?
- Le lieu d’implantation de l’usine, très visible à l’entrée de la route touristique et de la route des vins des Corbières est aberrant.
- La taille de l’usine n’est ni précisément définie, ni limitée. Elle devrait remplacer deux sites de production régionaux produisant chacun 50 000 tonnes par an. Mais le dossier technique montre que la capacité de l’usine sera supérieure à 500 000 tonnes par an et dispose de fortes réserves d’extension future.
- L’étude d’impact du projet présente des carences très importantes : intégration paysagère défaillante, ressources en eau nécessaires à l’exploitation non explicitées, « oubli » des deux familles habitant au plus proche de l’usine, aucun aménagement routier prévu sur la RD611 alors qu’au moins un camion entrera ou sortira du site toutes les 3 minutes, étude climatologique basée sur des données de plus de 10 ans sans projection future alors que nous sommes en évolution climatique rapide, risque d’infiltration dans la nappe phréatique des eaux de surface souillées par les hydrocarbures…
- L’impact cumulatif à long terme de la pollution au Benzène et aux HAP (Hydrocarbures Aromatiques Polycycliques) est considérable pour la flore, la faune et la population.
- L’impact économique est défavorable : suppression directe de 5 emplois (due au regroupement des deux implantations existantes), impact désastreux sur les filières viticoles et touristiques et sur la valeur des biens immobiliers.
- Enfin, aucun scénario alternatif n’a été sérieusement étudié.
Quelques jours après, souhaitant présenter cet argumentaire au Commissaire Enquêteur lors de la permanence planifiée dans notre village, je retrouve devant la mairie une centaine de personnes venues des villages alentour pour s’informer et protester. Il était censé, en 2 heures, recevoir les personnes les unes après les autres pour recueillir leurs remarques et doléances. Ce sera visiblement impossible. Alors je propose que nous fassions publiquement une revue du projet, point par point. Nous ne disposons ni de salle ni de micro. Le commissaire enquêteur accepte de tenir la réunion sur le parvis de la mairie. Nous parlerons fort.
Et c’est comme cela que je me suis retrouvé bombardé et identifié comme « leader » du mouvement d’opposition au projet.
Alors démarre une mobilisation spontanée, étonnante de qualité d’engagement et de cohésion collective.
Et il a fallu s’organiser. Très vite.
Anne, institutrice habitant au village propose de prendre en charge l’information par mail de tous nos sympathisants. Un de ses amis, Thierry, monte en quelques jours un site internet où nous posterons toutes les informations et documents utiles à la mobilisation. Nadine, journaliste et œnologue organise la communication avec les média. But : un article intelligent, différent quasiment chaque jour. Josick dessinateur hors pair, fait des dessins, des caricatures, pour les tracts, les affichettes, les tee-shirts, les affiches. On rigole bien.
Laurent, (professeur d’université en agronomie), André (ex directeur de recherche de l’INRA), et Eric (viticulteur indépendant) réalisent de nouveaux documents d’analyse critique du projet. Ils seront remis, juste à temps, avant clôture de l’enquête publique. Nous disposons maintenant d’un corpus de documents critiques beaucoup plus solides que les documents soumis par Colas.
De manière autonome les vignerons indépendants et coopérateurs mobilisent tous les responsables viticoles régionaux qui enverront des courriers pour s’opposer fermement au projet, les acteurs touristiques feront de même avec tous leurs représentants régionaux.
Violaine, Dominique, Nadine, Anne… avec de nombreux relais organisent notre présence systématique sur le marché de Lézignan, la signature des pétitions, la diffusion des tracts, des affiches et affichettes.
Les affiches fleurissent sur les volets de toute la région, sur les vitres des voitures…
Anne-Christine, Sophie, Patrick, Marie-Josée, Christiane, Catherine et tant d’autres… battent les chemins de nos 55 villages pour poser des affiches sur les maisons, distribuer les tracts, faire signer nos pétitions, pour, sans répit, informer et convaincre.
Les commerçants, dans de nombreux villages, font signer les pétitions, prêtent leurs vitrines pour les affiches et affichettes, vendent nos tee-shirts…
Des pétitions spécifiques sont lancées auprès des viticulteurs, des lieux touristiques, des professionnels médicaux, des lieux artistiques…
Carine, avocate à Narbonne nous conseille, Patrick, parfumeur, nous initie aux charmes organoleptiques des émanations de bitume…
Dès le tout début de la mobilisation, les maires de trois communes très proches donnent un avis défavorable au projet, rapidement soutenus par deux autres mairies hors périmètre de l’enquête publique.
Mais il nous faut absolument reconquérir la totalité du terrain politique. Alors nous lançons une action d’envergure auprès de tous les maires et les conseillers municipaux des 55 communes de la communauté de communes. Ils se sont tous, avant connaissance du dossier d’exploitation, prononcés pour la vente du terrain à Colas. Nous leur envoyons par mail nominatif nos contre-analyses du dossier. Nous leur demandons d’organiser des délibérations et de se prononcer, avec ces nouveaux éclairages contre le projet.
Nous nous engageons à rendre nominativement publique la position de chacun de ces élus pour qu’elle soit explicitement connue par chacun de leurs électeurs. Un petit groupe de choc fait des relances téléphoniques, les maires déjà convaincus nous aident très efficacement… et ça marche ! La prise de conscience et la solidarité des élus se met en place fin juillet et s’accélère durant le mois d’août, 34 conseils municipaux sur 55 se réunissent, délibèrent en plein cœur de l’été, se prononcent contre le projet et le font savoir.
De plus en plus isolé, le maire de Lézignan (chef-lieu de la communauté de communes) refuse d’organiser une nouvelle délibération et campe sur sa position favorable au projet.
Notre réaction est immédiate, nous éditons le 31 juillet une « lettre ouverte » rappelant les conditions non contradictoires de leur première délibération, rappelant qu’ils n’ont jamais explicité les avantages qu’ils attendaient de cette implantation pour leur commune. Et s’il n’y a aucun avantage au moins proportionné au risque, nous leur demandons de nous expliquer les raisons cachées de leur position.
Cette lettre ouverte cite nominativement chacun des élus qui a soutenu le projet et le met au pied de ses responsabilités personnelles. Elle sera diffusée à leurs électeurs, sur le marché de Lézignan durant plusieurs semaines. Son contenu sera également diffusé par voie de presse.
Nous ne recevrons jamais la moindre réponse à ces questions mais nous avons gravement déstabilisé les positions adverses.
Notre députée, rencontrée début Août se prononcera également contre le projet et le fait savoir par une lettre publique envoyée au Préfet et aux ministres concernés.
Nous en sommes là quand le 6 Août, nouvelle inespérée pour nous, le commissaire enquêteur remet son rapport d’enquête publique au Préfet avec un avis défavorable sans réserve.
C’est un grand soutien pour notre mouvement, mais le commissaire enquêteur a basé son avis principalement sur les risques de troubles graves à l’ordre public, à l’initiative des viticulteurs en cas de décision préfectorale positive.
Nous devons impérativement marquer le coup et crédibiliser son avis.
Le maire de notre village prend l’initiative d’une réunion avec le sous-préfet, qui est fixée au 23 Août. Il y invite d’autres maires, des conseillers départementaux, des représentants pour la viticulture et le tourisme et moi-même pour le collectif citoyen. Tous sont mobilisés contre le projet. Dans la foulée il invite les maires opposés au projet à se rendre sur le terrain pour manifester leur désaccord en présence de la presse, des radios locales et de FR3. Les viticulteurs, se mobilisent en pleines vacances et nous envoient 50 tracteurs !! Et nous mobilisons 800, peut-être 1000 personnes.
Citoyens, professionnels et élus font face ensemble et prennent la parole La presse, la télévision, les radios locales couvrent largement l’évènement.
Pour conforter sa décision le préfet décide de s’abriter derrière l’avis de son Comité ad’ hoc, le CODERST (Comité des Risques Sanitaires et Technologiques) qu’il réunira courant septembre. Ce comité est constitué des représentants de l’état et des organismes publics concernés, de maires, de représentants du conseil départemental, du monde associatif et de quelques personnalités locales. Nous débutons une nouvelle campagne avec des courriers personnalisés pour chaque interlocuteur.
Nous demandons aux services de la région et de l’état (ARS, DREAL….) de revenir sur l’avis favorable qu’ils ont initialement donné en leur apportant des éléments prouvant que cet avis initial a été donné sur des bases souvent tronquées, inexactes ou périmées.
Nous constituons donc un contre dossier avec des arguments spécifiques pour chacun des membres du CODERST et nous essayons de les rencontrer.
Les responsables politiques ralliés à la cause nous aident en contactant leurs collègues élus siégeant au CODERST.
Les retours que nous collectons nous laissent à penser que c’est serré, mais que nous pouvons obtenir un avis négatif du CODERST.
Nous en sommes là, à quelques jours de la délibération du CODERST. Colas, sans doute lâché par le préfet, et anticipant son avis négatif, abandonne le projet.
Nous sommes le jeudi 13 septembre.
Fin de l’histoire, nous avons gagné.
Si je vous ai raconté cette histoire, importante pour nos belles Corbières mais minuscule face aux grands enjeux écologiques de notre temps, c’est parce qu’elle me semble exemplaire.
Parce qu’elle peut constituer un laboratoire d’inspiration pour des mobilisations futures, sur des théâtres d’opération beaucoup plus larges.
Alors en quoi notre petite aventure du « bitume » a-t-elle été si originale, si exemplaire et surtout, au final, pourquoi avons-nous gagné ?
Essayons de comprendre et de lister les points déterminants :
- La pensée juste : nous avons su présenter de manière simple et exhaustive les risques induits, les silences et les inexactitudes du dossier d’exploitation long et confus soumis par Colas. Ce « contre dossier » de 15 pages était percutant, facilement lisible par la population, les organes de presse et les responsables politiques.
- La pensée rendue collective : par la suite, nous avons rédigé beaucoup de nouveaux documents, tracts, flyers, lettres ouvertes, courriers à des élus, dossiers de presse… Ils ont tous été rédigés dans une extrême pression de délais par un rédacteur avec un cercle de validation de 2 à 5 personnes. Au final l’ensemble du collectif s’est approprié cette pensée qui est devenue un bien commun.
- L’action sur tous les fronts : une bataille de ce type se gagne sur tous les fronts déterminants. Pour nous, il fallait déployer des argumentaires, une dynamique et une action cohérente avec la population, les médias, les élus, les autorités publiques et les responsables professionnels.
- Le punch : il a fallu nous organiser pour agir vite, juste et fort. Dans un contexte où nos forces étaient limitées et le temps compté. Notre but n’était pas la protestation, mais la conquête de l’opinion et l’efficacité de l’action.
- La responsabilisation personnelle de tous les acteurs : Nous avons placé chaque élu, chaque décideur personnellement et publiquement face à ses responsabilités. Donc, impossible pour eux de se cacher derrière la délibération collective de l’instance dans laquelle il s’inscrivait.
- Les méthodes : nous avons établi des méthodes de coopération très étroites avec la population, avec les élus, avec la presse, avec les responsables professionnels. Et la machine à convaincre a produit une incroyable boule de neige. L’impulsion, la hauteur de vue, le bonheur étaient dans notre camp.
Et, nous avons banni toutes les méthodes inutilement agressives : pas de tags, pas d’invectives, pas d’intimidation, pas d’attaques personnelles…
Mais un débat sur le fond, point par point sans céder un seul pouce de terrain… - La qualité de l’équipe : nous avons eu la chance et le talent de mobiliser dans notre petit territoire un incroyable bouquet de compétences, d’énergie et de qualités humaines.
Pour chacun d’entre nous, il s’agissait d’abord de contribuer efficacement et de faciliter le travail collectif.
C’est avec détermination et bonne humeur que l’équipe a su, en cherchant le consensus sans perte de temps, éjecter de son périmètre pas mal d’initiatives toxiques et de plans foireux.
Mais pour que l’analyse de notre succès soit honnête et lucide, il faut reconnaître que notre problème était simple.
L’absurdité du projet nous a aidés à faire consensus : il heurtait le « bon sens » et il allait à l’encontre des intérêts immédiats de deux secteurs économiques majeurs de la région : la viticulture et le tourisme.
Et si on ouvre le regard plus large, une autre raison fondamentale de notre succès, c’est que nous vivons en démocratie. Nous avons été libres de diffuser notre opposition, nos messages dans les rues, dans les marchés, sur les parkings. La presse, la radio, la télévision ont été libres d’en rendre compte. Rien de tout cela n’aurait été possible sans ces libertés démocratiques de base.
Voilà pour vous résumée, notre petite fable du « bitume » au piémont des Corbières.
Il se trouve que cette fable m’a transformé, a changé mon inscription dans la société face aux effondrements écologiques qui la menacent… Nous en parlerons tout bientôt dans les trois articles qui suivront.
Bertrand Claverie