EPR : la filière nucléaire française a encore de beaux jours devant elle

Pourquoi se lancer maintenant dans ce programme de construction de 6 nouveaux EPR alors que la filière nucléaire va si mal ?

Chronique d’un désastre annoncé (suite)

Réduction du nucléaire français : de faux espoirs ?

Dans le camp des anti-nucléaires, la fin de l’été 2019 invitait certains à l’optimisme. En effet, on apprenait fin août l’abandon du programme Astrid par le CEA.  Astrid, prototype de réacteur nucléaire de 4ème génération était censé, tout comme l’EPR de Flamanville, utiliser comme combustible de l’uranium appauvri associé au plutonium (MOX) et contribuer ainsi à réduire le stock de matières radioactives issues du fonctionnement du parc de réacteurs actuels.(1) On apprenait ensuite, fin septembre, qu’EDF confirmait l’arrêt définitif de la centrale de Fessenheim fin juin 2020.
Ainsi le recul du nucléaire semblait en route. En même temps l’annonce par EDF le mercredi 9 octobre de nouveaux retards (2) et coûts supplémentaires du chantier de l’EPR de Flamanville (3) semblait constituer une raison de plus d’arrêter les frais !
Cet optimisme a été rapidement douché : on apprenait quelques jours plus tard que le gouvernement avait adressé à EDF un courrier établissant une feuille de route « pour être en mesure de répondre à l’exécution de trois paires de réacteurs sur trois sites distincts ». Un dossier complet devra être présenté par EDF au gouvernement à la mi 2021.

Construire de nouveaux EPR : un choix aberrant mais inévitable ?

Ce courrier qui lance les études pour la construction de 6 nouveau EPR émane conjointement de la ministre de la transition écologique et solidaire (Elisabeth Borne) et du ministre de l’économie (Bruno Le Maire). Présenté comme une étude de faisabilité, préalable à une prise de décision, il acte de fait le lancement de leur construction, ainsi que le confirme Jean Bernard Lévy (4). Emmanuel Macron qui assurait fin 2018 qu’aucune décision ne serait prise avant 2021, faisait ainsi porter à ses 2 ministres l’annonce de cette soudaine accélération du calendrier…

La filière nucléaire est actuellement confrontée à de multiples dysfonctionnements

Le moment semble particulièrement mal choisi : le chantier de l’EPR de Flamanville qui se voulait une vitrine du “savoir faire Français”, est un fiasco technique et économique ; le coût du chantier britannique des EPR d’Hinkley Point dérape à son tour ; les défaillances et dissimulations, de l’ex-Aréva (5) recapitalisée à hauteur de 4,5 milliards € par l’Etat et remaquillée en Orano et Framatome, continuent à impacter les travaux en cours dans l’ensemble de la filière  (ex : soudures ; générateurs de vapeur, cuves, etc.) ; un bras de fer quasi permanent se joue entre  l’ASN et EDF qui tente de  banaliser les défaillances et  de contourner les normes de sécurité. De nombreux experts, dont l’ASN, ont constaté une perte de « savoir faire » de la filière nucléaire française, suite à une longue période d’arrêt de construction de nouveaux réacteurs.

Alors pourquoi, dans des conditions aussi  défavorables, poursuivre et relancer une filière en situation d’échec industriel ?

Le 7 juin dernier le PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, déclarait lors d’une audition à l’Assemblée nationale : « Si je devais utiliser une image pour décrire notre situation, ce serait celle d’un cycliste qui, pour ne pas tomber, ne doit pas s’arrêter de pédaler. » L’entreprise EDF serait donc « too big to fail » : -trop grosse pour faire faillite-. Il est certain que l’effondrement d’EDF serait une catastrophe aux conséquences incommensurables. Le lancement de 6 nouveaux réacteurs EPR serait donc une façon de « continuer à pédaler ».

Mais pourquoi 6 réacteurs EPR lancés en décalé par tranches de 2 ?

Le premier argument avancé par EDF est que la fabrication en série permettrait de faire baisser les coûts et favoriserait  l’acquisition de nouveaux “savoir faire” mais une autre explication semble plus pertinente.
L’arrivée en limite d’âge (40 ans) de nombreuses centrales du parc nucléaire français impose des travaux lourds de remise à niveau. L’ensemble de ces opérations de remise à niveau  est appelé « grand carénage ». Son coût est estimé entre  75 et 100 milliards €. Bien entendu de telles sommes ne sont pas provisionnées par EDF…De plus la mise en chantier des travaux nécessaires implique de longues procédures (élaboration de dossiers techniques,  examen pour agrément de l’ASN, passage de marchés etc..). Compte tenu du nombre de réacteurs qui arrivent en même temps en limite d’âge, ces travaux ne pourront pas toujours être faits à temps, ce qui entraînera une cascade de fermetures de réacteurs par l’ASN. La construction des 6 nouveaux EPR, dans des délais qu’EDF espère courts, permettrait de remédier en partie à cette situation susceptible d’entraîner forte baisse de la production électronucléaire.

Il ne faut pas non plus sous-estimer dans ces orientations le poids du lobby nucléaire français qui reste puissant et bien représenté au sein du gouvernement. Alors que d’autres pays proches arrivent à concevoir une production d’énergie décarbonée sans nucléaire, l’idée largement soutenue par ce lobby nucléaire est que le nucléaire reste incontournable pour lutter conte le changement climatique et qu’on ne peut donc s’en passer ! Cela alors que  le nucléaire devient de moins en moins justifiable économiquement, du fait des performances en progrès constant des énergies renouvelables.

L’entreprise publique EDF peut-elle supporter cette fuite en avant ?

EDF est fortement endettée : le lancement du grand carénage, auquel s’ajouterait la construction de 6 nouveaux EPR, l’endettera encore plus jusqu’à risquer de la ruiner,  d’autant plus que la question du traitement et du stockage des déchets et des « matières valorisables » n’est à ce jour  maîtrisée ni techniquement ni économiquement. Pour faire face à un éventuel effondrement financier d’EDF et financer la poursuite de leur politique pro-nucléaire, le lobby nucléaire et le gouvernement ont imaginé, dans le cadre d’un plan baptisé « Hercule » (sic), une réorganisation / recomposition du groupe EDF, selon l’habituelle logique néolibérale de « nationalisation des pertes et privatisation des profits » . Un EDF « bleu » regrouperait le nucléaire en crise et l’hydroélectricité, tandis que les énergies renouvelables, la distribution et la vente d’électricité seraient exploités par des sociétés dont le capital serait ouvert à des investisseurs privés. (6)

Comment, devant de telles perspectives, ne pas s’inquiéter de l’impact que le maintien du nucléaire promu par l’Etat-Macron, aura sur le développement futur des énergies renouvelables ?
Consommateurs, contribuables, à vos carnets de chèques !

Curly Mac Toole pour le Clairon de l’Atax le 18/10/2019

 

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Notes
  1. du fait de sa réutilisation comme combustible dans le MOX l’énorme quantité de plutonium produite par le parc de réacteurs actuels (61 tonnes / source Orano) pouvait être classée comme « matière valorisable » et échapper ainsi au classement de « déchet » qui impliquerait des conditions et besoins particuliers de stockage.[]
  2. mise en service reculée de plus d’1 an à fin 2022, soit un retard total de 10 ans[]
  3. + 1,5 milliards € pour un total réactualisé à 12,4 milliards €[]
  4. dans son entretien au Monde du 19/10/2019[]
  5. voir dossier du Clairon « Nucléaire chronique d’une catastrophe annoncée »[]
  6. sachant que les investissements privés des ménages, des entreprises et des administrations publiques, actuellement en légère croissance, restent cependant très insuffisants selon l’Institut de l’économie pour le climat (I4CE) dans son panorama 2019 des financements climat…[]
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