Organiser la résilience territoriale.

Il s’agira de ne plus traiter le social comme une « redistribution », mais comme un investissement qui permettra de développer autrement notre société et de « faire société ».

Travailler ensemble au crépuscule (Image par 272447 de Pixabay)

Cette crise sanitaire nous a fait oublier beaucoup de choses. Les gilets jaunes ? Les manifestations d’Algérie, de Beyrouth, de Barcelone ? Les frontières se sont fermées, les migrants oubliés, les conflits ne font plus les titres de la presse… L’économie s’est ralentie. Même le réchauffement climatique semble ne plus exister !
Pourtant, l’inquiétude est là. Nous comprenons tous que cette crise sanitaire a toutes les chances de se transformer en crise économique, puis sociale, puis politique sur un fond de collapse écologique…
Conscients que de nouveaux chaos semblent possibles, voire probables, les « citoyens ordinaires » que nous sommes s’interrogent sur les conduites à tenir et se sentent parfois impuissants… Pourtant il me semble que nous pouvons être concrètement être acteurs des indispensables changements, ne serait-ce qu’à l’échelle locale tout d’abord.
Imaginons quelques possibilités concrètes de collapses et leurs impacts locaux.

  • Que se passerait-il si les flux d’approvisionnement vitaux s’arrêtaient ? On sait que les grandes agglomérations connaîtraient des ruptures alimentaires importantes au bout de trois jours… Et les habitants des métropoles pourraient un jour débarquer dans les campagnes, sur des champs de la FNSEA en monoculture, donc ne répondant pas à la demande locale. On imagine les ravages et les pillages, dans un pays où l’on compte 15 millions d’armes !
  • Que se passerait-il si le pétrole venait à manquer ? Les camions de la grande distribution ne nous amèneraient plus les produits de base, mais surtout, comment se nourrir sans agrochimie, comment faire tourner nos machines actuelles sans énergie fossile ? Et à nouveau, tout s’arrêterait et ce ne sont là que deux exemples !

Est-ce en remettant continuellement la catastrophe prévue aujourd’hui à demain que nous l’éviterons ? (R. DEVOS)

On pourrait imaginer d’autres scénarios, tout aussi inquiétants…fiction que tout cela ? Pas sûr : comme disait Pierre DAC : « les prévisions sont difficiles, surtout quand elles concernent l’avenir ». Pourtant une chose semble sûre : nous allons devoir reconsidérer notre façon de vivre, nous organiser autrement… Oublier tout ou partie de ces marchandises et services à l’utilité contestable qui passent par le marché globalisé.

Nous devrons reconsidérer nos besoins, et plus encore nos désirs.
Nos besoins élémentaires sont incontournables : ils correspondent à des nécessités physiologiques qui sont peu « compressibles » : manger, boire, dormir… S’y ajoutent des besoins plus complexes : se protéger des dangers liés à son environnement naturel (habitat) et social (insécurité) et assurer la satisfaction de ses besoins élémentaires (par le travail,  les soins médicaux, etc.).  
On pourrait rajouter à cette première catégorie nos besoins d’existence, réels, artificiels et/ou subjectifs, comme, par exemple, le réseau complexe de nos relations aux autres (appartenance, amitié), en un mot le faire société.
Pour cela considérons les idéaux qui nous animent : ils sont très divers et souvent imprévisibles. Ils évoluent d’un groupe à l’autre, d’une personne à l’autre, dans le temps et dans l’histoire, alimentés par l’estime de soi, la reconnaissance par les autres, le goût, l’esthétique, le beau, etc., Ils provoquent des aspirations complexes, plus ou moins rationnelles, ambivalentes, mais ils dégagent aussi souvent une énergie première et fondatrice qui permet de créer, de se réaliser, voire se dépasser et exploiter au maximum ses possibilités.

Venons-en à nos désirs.
Bernard Shaw disait « il y a deux catastrophes dans l’existence. La première, c’est quand nos désirs ne sont pas satisfaits. La seconde, c’est quand ils le sont… ». Les désirs ont une composante addictive, un côté insatiable, infini, insatisfait… Désirer plus… Aller de désir en désir, dans une trajectoire erratique, sans fin, qui nous piège…
Le marketing commercial joue à merveille de ce caractère nocif, artificiel, lié à la subjectivité de la personne pour alimenter une économie insatiable et augmenter la fameuse « croissance » des libéraux… Un cercle vicieux où, dans cette course effrénée, nous nous comportons comme l’écureuil enfermé dans sa cage, qui ne cesse de faire tourner la roue, et qui, en fait, n’a plus aucun autre choix… Pire nous nous rendons complices de l’illusion d’une société dite d’abondance : une promesse intenable dans un monde limité, rempli d’inégalités, porté par cette culture de l’égoïsme, de la compétition qui nous tue tous.

Trop de production, trop d’inégalités, trop de globalisation : en déséquilibrant écologiquement notre planète, en soutenant les conditions de son effondrement. Nous allons droit dans le mur ! De tout cela, nous n’en voulons plus !
D’une certaine façon, cette réflexion que nous pose la crise climatique et environnementale nous permet de clarifier les enjeux.
Nous n’échapperons pas à la question, comment s’organiser au mieux avec moins ?  Et ainsi, peut-être garder l’espoir d’arriver un jour à bien vivre avec moins de moyens.
Ne nous payons pas de mots, il va falloir s’habituer à vivre plus frugalement, ce que Pierre RABHI appelle la sobriété heureuse… Pour des raisons écologiques et économiques nous devons dire clairement que les flux physiques et énergétiques vont décroître, que forcément le pouvoir d’achat va baisser et nous contraindre à passer au « savoir achat » : faire des choix, gérer nos budgets en baissant nos besoins, surtout nos désirs superflus.
Au fond, cette situation de crise n’est-elle pas une excellente opportunité qui nous force à remettre en cause de l’option néolibérale qui a conditionné nos vies jusqu’à présent ? Et ainsi sortir du chantage à la croissance que nos gouvernants ne manqueront pas de nous faire, pour faire perdurer, voire amplifier leur politique néolibérale, voire ordo-libérale ? Nous pourrions alors passer d’une économie de l’offre, basée sur nos désirs si manipulables, à une économie de la demande basée sur des besoins identifiés.
Et la vie pourra certainement continuer dans des conditions aussi satisfaisantes, in fine…

Plus particulièrement dans un tel contexte, la vie se développera localement en répondant à des besoins non satisfaits, ni par le marché, ni par l’État, mais porteurs de qualité de vie, au service du bien commun. C’est ainsi que nous pourrons remettre l’économie au service du social, car c’est le progrès social, écologique, culturel qui créé le développement de l’économie, et pas le contraire. Il s’agira de ne plus traiter le social comme une « redistribution », mais comme un investissement qui permettra de développer autrement notre société et de « faire société ».
Pour réaliser cela des outils existent : ils se trouvent dans ce que l’on appelle l’économie sociale de proximité.
Celle-ci  englobe la vie associative, les coopératives, la mutualité qui fonctionnent déjà organisés dans le cadre et selon les principes de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) (1). J’y rajouterai l’entreprenariat social qui peut prendre des formes juridiques diverses : SA, SARL et plus particulièrement les SCIC (Société Coopératives d’Intérêt Collectif). Toutes ces formes particulières mobilisent des partenariats intéressants (public-privé-salariés-usagers). Le projet de l’ESS est à finalité sociale, à lucrativité limitée, avec une gouvernance participative.
À ce secteur identifié, j’ajouterai les entreprises dites de proximité, souvent petites et moyennes, parfois familiales. Elles ont un fonctionnement proche : la participation au capital est souvent familiale et la rémunération de celui-ci très limitée. ; en général la démocratie interne fonctionne plutôt bien. Ces entreprises de proximité ont, pour la plupart, une relation forte avec leurs salariés qu’elles considèrent comme des « compagnons ».
On peut considérer que l’entreprenariat social et celui de proximité se recoupent : cf. l’artisanat, le commerce bio et équitable, les services à la personne, etc. Tout cela me fait utiliser le terme d’économie sociale de proximité. Celle-ci pourrait créer des « dynamiques de proximité », reposant sur une gouvernance locale qui respecterait plus efficacement l’environnement que les grosses entreprises multi sites et gèrerait mieux une démarche de décroissance soutenable (matérielle, énergétique, écologique). Bref une gouvernance fondée une planification qui prendrait en compte prioritairement les besoins locaux.

N’oublions pas qu’aujourd’hui, l’économie de proximité représente le double des revenus salariaux générés par des activités exposées à la concurrence mondiale et qu’elle mobilise des emplois non délocalisables. Alors que le PIB actuel comprend 32% d’importations qu’on pourrait baisser en augmentant l’activité locale… Par ailleurs ce serait aussi un moyen de reprendre en main notre souveraineté.  
Une telle démarche aurait plusieurs avantages :

  1. Sortir de la sous-traitance imposée par les entreprises néolibérales globalisées et retrouver des marges pour mieux vivre, entreprises comme employés 
  2. Générer une économie locale qui se porterait mieux, augmentant les rentrées fiscales et sociales, ce qui serait une opportunité pour l’État, les collectivités locales, la démocratie sociale… On retrouverait aussi le sens des biens communs : ces ressources qui devraient appartenir à tout le monde parce qu’elles sont vitales, essentielles, à savoir l’eau, le sol, l’air, les forêts, etc.
  3. Multiplier des circuits locaux plus courts : les grandes villes se dégonfleraient, les déplacements ralentiraient. Il faudra bien entendu reconquérir les territoires perdus, particulièrement ruraux en réorganisant les services publics… Soit ramener les pouvoirs économiques, politiques et administratifs (trésoreries, postes, universités, hôpitaux, etc.) dans des petites villes à densifier afin de mettre fin à l’imaginaire de la banlieue pavillonnaire, coûteuse en énergie et pauvre en dynamique sociale
  4. Revitaliser les territoires jouxtant ces petites villes en développant une poly-agriculture (non spécialisée)… Ce serait un moyen d’aider le monde agricole à se remettre « à l’endroit », d’organiser des productions en circuits courts en informant correctement les consommateurs, tout en exigeant des normes de qualité satisfaisantes aux produits agricoles importés, voire en les taxant.

D’une façon générale, il nous faut sortir de cet impensé de nos politiques d’aménagement du territoire… Impensé parce qu’organisé en fonction des besoins des grandes entreprises et non de ceux des habitants et usagers. Impensé parce qu’au moment où plus de 40% des français ne vivent pas dans la commune où ils travaillent, nous avons, par exemple, fait l’erreur d’un développement excessif des lignes TGV, lesquelles relient seulement les grandes métropoles, tout en captant la majorité des crédits disponibles au détriment des moyens nécessaires à la desserte du reste du territoire national.
C’est à partir de cette résilience territoriale que je viens d’évoquer qu’il nous appartiendra de construire ou reconstruire un récit commun… en réunissant les citoyens et en leur demandant : « qu’est-ce que l’on peut faire ensemble ? ». Particulièrement sur le territoire commun que nous partageons… dans la commune où la nécessité de vivre ensemble s’impose avec le plus d’évidence !

Pourquoi dans la commune ?
Parce que c’est, à mon avis, à cette échelle que se trouve la cellule, l’unité de base da la vie politique, de laquelle tout procède : la citoyenneté, l’interdépendance, le fédéralisme (le principe réel de subsidiarité) et la liberté d’agir sur des décisions prises au plus proche, avec pour outil la démocratie de proximité, directe. C’est en partant la commune ou de son quartier, puis de communes en communes, en « tricotant » petit à petit, autour de communs, que nous sortirons des logiques de marché pour retrouver, la solidarité, l’intérêt général. Impliqués dans la résilience territoriale, les habitants se sentiront plus concernés… Puis, sur la base du volontariat, et non sur un diktat technocratique,  des réseaux se constitueront entre les villes puis entre les régions, les États, voire l’Europe…  

L’éducation populaire au service de la résilience
La construction de cette dynamique pourra se faire au moyen d’un processus d’éducation populaire et politique. Il s’agit de discuter avec tous de la société possible, de ce que nous voulons construire ensemble… Discuter des risques, des vulnérabilités, des angoisses mais aussi des forces et des ressources dont nous disposons. Nous poser des questions ensemble et trouver des réponses ensemble…
Pour cela nous devrons repenser nos modes de discussion en admettant le dissensus, nécessaire à toute démocratie… C’est ainsi que la Cité pourra devenir résiliente… plus démocratique et que les habitants vivront mieux ensemble et deviendront aussi plus citoyens !
En entreprenant ensemble une telle démarche, nous nous rendrons compte, peu à peu, que nous possédons les « savoirs faire », les compétences, mais surtout les « envies d’agir », les capacités à affronter avec succès les chocs et les prochaines crises qui ne manqueront pas d’advenir…

À la réflexion, cela signifie que nous devons dès à présent faire le contraire de ce que l’on nous a imposé et que l’on nous impose encore… C’est en créant ces points locaux de résilience, je dirai de résistance, que nous reprendrons le pouvoir sur nos vies singulières  mais que participerons aussi à la reconstruction d’une société viable et à la solution d’enjeux plus globaux…

Oncle JEF pour le Clairon de l’Atax le 17 /05/2020

 

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Notes
  1. Ndlr : l’ESS représente 10% du PIB[]
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3 commentaires

Patrick Chevalier

Excellente et excitante analyse. Comment faire pour qu’elle se répande bien au delà du cher Clairon?…

Merci pour cette appréciation : on peut déjà répandre ce genre d’analyse sur les réseaux sociaux et en débattre autour de nous

Merci pour votre réponse…
Je pense qu’il faut commencer modestement à la base… Pour ma part, nous avons commencé à organiser des cafés citoyens mensuels (au départ, c’était pour soutenir un café-épicerie bio) Petit à petit un noyau s’est constitué… Nous avons organiser une assemblée générale des citoyens du village (un peu plus que 500 habitants) dans le but de dire leurs désirs aux candidats se présentant aux élections… Une façon de leur “donner mandat”… Nous devions créer un collectif d’habitants en association, malheureusement la crise sanitaire à tout arrêter, mais nous reprendrons en septembre !!

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