Les WC bouchés du nucléaire français

En physique, l’énergie est ce qui résulte du changement d’état d’un corps ou d’un système. Ce changement peut exister dans la nature ou être provoqué par l’homme...

En France l’avenir de la filière nucléaire ne cesse de faire débat. Tandis que le gouvernement actuel considère qu’il faut maintenir l’existant et construire de nouveaux réacteurs, une part importante de l’opinion pense qu’il faut la réduire, voire l’arrêter. Pourtant le lobby nucléaire français dispose d’une pléthore de communicants, d’experts et d’influenceurs appointés, pour défendre, auprès de l’opinion publique et de la classe politique, la cause de cette filière de production d’électricité. Mais leurs argumentations sont généralement peu convaincantes pour ceux qui s’intéressent un tant soit peu à la question : soit parce que leur discours manque de rigueur scientifique, que leur approche du problème reste partielle, ou parce qu’ils font plus appel aux affects qu’à la logique pour convaincre leur public.
Toutefois, une personnalité émerge dans le camp des pro-nucléaires : il s’agit de Jean Marc Jancovici, ingénieur polytechnicien, spécialiste de l’énergie et du climat. Ses talents de vulgarisateur et de pédagogue et  son argumentation étayée sur des faits scientifiquement validés, devraient nécessairement conduire ses interlocuteurs à partager ses conclusions : en France le nucléaire est un outil incontournable pour faire face au changement climatique et à la raréfaction des sources d’énergie fossile.
Mais voilà : si l’État ne peut pas tout, il en est de même pour la science …

Déchets nucléaires (Image par Dirk Rabe de Pixabay)

 

Présentation schématique de l’argumentation de Jean Marc Jancovici (1)

  1. Depuis près de 2 siècles le passage de l’utilisation d’énergies renouvelables à celle des énergies fossiles associé à l’emploi croissant de machines, à permis à l’homme de multiplier ses capacités à transformer son environnement
  2. Cette dynamique exponentielle de croissance, qui a incontestablement amélioré les conditions de vie de l’humanité, a des conséquences économiques (création de biens et de services) ; politiques (cf. : possibilité d’un fonctionnement démocratique, remplacement des esclaves par des machines plus efficientes, plus rentables), etc.
  3. Jusqu’à présent la croissance du PIB est corrélée avec la croissance de la consommation d’énergie. Mais cette croissance économique, imaginée comme « structurelle de long terme », dépend essentiellement de 2 facteurs : les ressources disponibles et le travail “hommes/machines” qui permet de les exploiter
  4. Dans notre monde fini, les ressources fossiles, imaginées d’abord comme inépuisables, ont atteint un pic pour le pétrole et le gaz naturel lesquels tiennent avec le charbon une place largement prépondérante dans la fourniture d’énergie, Actuellement ces 2 ressources non renouvelables ont amorcé leur déclin : il est donc nécessaire de les remplacer si l’on veut maintenir, voire espérer développer le niveau de vie actuel.
  5. Mais l’exploitation de ces énergies carbonées que sont le charbon, le pétrole et le gaz naturel a généré la production massive de gaz à effets de serre, dont le CO², ce qui a provoqué un changement climatique irréversible à long terme (le CO², chimiquement inerte se résorbe très lentement : il faut 1000 ans pour baisser à 20% le CO² émis)
  6. Le problème est donc double : faire face à une diminution de ressources énergétiques encore largement prépondérantes tout en atténuant les effets du changement climatique par une réduction drastique des émissions de GES et particulièrement de CO². Mais les objectifs de neutralité carbone ne peuvent se réaliser sans décroissance.
  7. Les énergies renouvelables (EnR) sont mises en avant pour remplacer les énergies fossiles dans la production d’électricité, au prétexte que la ressource (vent, soleil) est inépuisable et que leur mise en œuvre ne produit que marginalement des GES (dont le CO²) par rapport aux énergies fossiles à remplacer.
  8. Mais les EnR cumulent les inconvénients :
  • leur production est irrégulière (dépend du vent et de l’ensoleillement) et n’est donc pas pilotable, c’est-à-dire mobilisable à volonté
  • leur rendement est variable selon les conditions météo et l’ensoleillement
  • elles produisent tout de même des GES lors de leur fabrication, de leur transport, de leur installation et de leur exploitation (ainsi des panneaux solaires produits en Chine mettraient 30 ans pour effacer le bilan carbone induit par leur installation en France)
  • l’irrégularité de leur production en durée et en quantité, implique la création de stockages importants et de nombreux raccordements au réseau pour aligner leur disponibilité avec la demande
  • la durée de vie des installations éoliennes et photovoltaïques est relativement courte (20 à 30 ans)
  • le faible équipement actuel de la France en machines capables d’exploiter les énergies renouvelables, impliquerait des investissements considérables dans un temps très court, si on veut à la fois remplacer les énergies fossiles et atteindre les objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050 : mais où trouver cet argent introuvable ?

    9. Seul le nucléaire permet actuellement de pallier les inconvénients des EnR car :

  • la filière nucléaire ne produit que marginalement du CO²
  • la puissance actuellement installée est bien plus importante que celle des EnR
  • c’est une énergie pilotable et modulable, disponible quasiment à volonté à tout moment…
  • le transport de l’électricité nucléaire ne nécessite pas de nouvelles lignes ou de nouveaux raccordements et les besoins en stockage sont faibles
  • le nucléaire ne manipule que très peu de matière dans le processus de fission pour produire en revanche une énorme quantité d’énergie et il n’est pas exposé aux mêmes difficultés d’approvisionnement que le pétrole, le gaz naturel ou le charbon
  • les déchets produits par le nucléaire constituent un « inconvénient mineur» comparé à la pollution engendrée par l’utilisation de produits phytosanitaires et le stockage des déchets les plus radioactifs tiendrait dans un gymnase ou dans l’auditorium de Sciences Po…

Pour Jean Marc Jancovici la conclusion s’impose : le maintien et le développement du nucléaire est la seule solution qui permette d’atténuer la décroissance déjà amorcée qui, sans cela, risque d’être exponentielle. Et, il faut le reconnaitre : sur le papier la logique de cette argumentation, à la fois brillante et didactique, étayée par de nombreuses données statistiques aux sources recoupées est incontestable. Alors pourquoi tant de réticences, de débats et de mobilisations?
Pour Jean Marc Jancovici c’est principalement la faute des médias qui exagère les dangers et les dysfonctionnements de la filière nucléaire : « Dès qu’il y a un WC bouché dans une centrale nucléaire, vous en entendez parler dans la presse » (2).

C’est là traiter un peu vite et avec désinvolture les questions de sûreté et de sécurité posées par le fonctionnement de la filière nucléaire française !

  • Constatons tout d’abord que l’histoire du nucléaire civil est balisée par des accidents majeurs : Three Mile Island (USA 1979), Tchernobyl (URSS 1986), Fukushima (Japon 2011). Ainsi les accidents et incidents se poursuivent malgré un renforcement continu des mesures de sûreté et de sécurité.
  • Une donnée peu évoquée dans les médias : avec 1 réacteur nucléaire opérationnel pour 11482 km², la France arrive en 2ème position en matière de densité, juste derrière le Japon (1/9692 km²). Comparativement la densité est de 1/103.515 km² pour les USA, de 1/130.000 km² pour la Russie, de 1/252.000 km² pour la Chine, de 1/164.350 km² pour l’Inde. (3).

Tout comme le Japon le territoire français est donc relativement plus exposé en cas d’accident nucléaire majeur.

  • L’indépendance du nucléaire civil par rapport à son environnement et sa disponibilité en tout temps est un mythe. Ainsi en été, en cas de canicule, la production des centrales est limitée par l’augmentation de température des eaux de refroidissement et la diminution du débit des eaux fluviales. Par ailleurs les centrales ne peuvent se passer de fioul (par ex : pour l’alimentation des générateurs de secours)…
  • La France importe l’uranium nécessaire aux réacteurs et n’est donc pas indépendante en matière de ressource.
  • Le savoir faire des opérateurs de la filière nucléaire française est remis en cause tant par des experts indépendants (dont ASN, IRSN, CRIIRAD…) que par les opérateurs eux- même (EDF, ORANO ex AREVA) et les incidents et dysfonctionnements s’enchainent depuis de nombreuses années avec des conséquences sur l’environnement des centrales (4)
  • La question du traitement et du stockage des déchets nucléaires n’est pas réglée, particulièrement en ce qui concerne les déchets HAVL (à Haute Activité et Vie Longue), dont les conditions de gestion ne sont pas établies sur la longue durée, ce qui fausse le calcul du coût réel au kW, donc de la rentabilité du nucléaire civil.
  • Sur la dangerosité des centrales nucléaires, la phrase choc de J.M.Jancovici « Il n’y a plus de raison sanitaire, aujourd’hui, d’empêcher le retour des populations évacuées à Fukushima, qui, au final, n’aura fait aucun mort par irradiation » (5) amalgame le nombre de morts par irradiation immédiate et celui causé par les contaminations massives post-explosion, ce qui a été le cas pour Tchernobyl comme pour Fukushima. Cet amalgame, tout à fait inattendu de la part d’un expert contribue à mettre en doute sa bonne foi…

En conclusion les déclarations de Monsieur Jancovici, dont les travaux et l’expertise en matière de climat et d’énergie sont incontestables et dont le talent didactique est particulièrement brillant, sont en partie invalidées par des omissions dont il est difficile d’imaginer qu’elles ne sont pas volontaires. Ainsi ses comparaisons entre les EnR et le nucléaire favorisent nettement ce dernier, lorsqu’entre-autres cet expert-consultant passe sous silence les conditions politiques et financières qui ont entravé le développement et faussé la rentabilité des ENR en France, ou lorsqu’il minimise la dangerosité du nucléaire ainsi que le besoin démesuré en investissements nécessité  par le maintien et le développement de la filière.
Si les préoccupations écologiques de Monsieur Jancovici semblent incontestables, son parti-pris pour le nucléaire l’est aussi. Cela limite l’objectivité de son expertise et invite à un examen critique soutenu de ses démonstrations.

Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 20/05/2021

 

 

Les sources utilisées :

Site de J.M. Jancovici : https://jancovici.com/

Vidéos sur Youtube :
Jean-Marc Jancovici – Audition commission Sénat – 17 décembre 2014
Jancovici : Audition Assemblée Nationale : Impact des EnR – 16 Mai 2019
Leçon inaugurale de Jean-Marc Jancovici – rentrée 2019 campus de Paris
Jancovici / Polony : Pourquoi les médias ne comprennent-ils rien aux questions d’énergie ?  04/03/2021
DEBAT Jean-Marc JANCOVICI & HEU?REKA – Quel avenir pour l’humanité ? 28/03/21

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Notes
  1. voir en annexe les sources utilisées[]
  2. conférence à Sciences Po le 2/08/2019[]
  3. Ukraine 1/40.241 km², Allemagne 1/59.500 km²[]
  4. cf. le dossier du Clairon de l’Atax : https://le-clairon-nouveau.fr/wordpress/pages-visibles/dossiers/nucleaire-desastre-annonce/ []
  5. entretien Reporterre du 10/02/2012[]
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