Territoire des départements, un exemple : Carcassonne ou Narbonne, pourquoi choisir ?

En 1790 l’Assemblée nationale constituante a créé des départements en réponse aux doléances demandant la simplification et l’homogénéisation des divisions territoriales du pays. Les circonscriptions administratives, ecclésiastiques, judiciaires ou fiscales étaient alors toutes différentes. Elles se chevauchaient, formaient des enclaves, disposaient de statuts spéciaux et de privilèges.

Narbonne : palais des Archevêques Photo HR

Dans l’Aude, la géographie institutionnelle est un objet de débat récurrent. L’Insee a publié récemment les chiffres de populations au premier janvier 2019. Narbonne comptait 55 516 habitants. Le département lui doit près du tiers de sa progression démographique sur 6 ans. L’aire d’attraction de la ville en concentre même les deux tiers. Carcassonne stagne à 47 791 habitants. Il n’en fallait pas plus pour voir refleurir les revendications de transfert de la préfecture.

Carcassonne est le chef-lieu du département depuis 1790. La ville se trouve au centre d’une division territoriale sur mesure. Cet argument en faveur du statu quo est fort. Narbonne est le poumon économique du département. Mais elle n’arrive pas à combler l’écart face à ses concurrentes directes de l’arc languedocien que sont Béziers et Perpignan. Acquérir le statut de préfecture et les transferts d’emploi et d’investissement que cela induit lui permettrait de passer un palier. L’argent investi dans Carcassonne semble quant à lui inefficace, ce qui est inadmissible vu la faiblesse des ressources d’un département classé par l’Insee comme le deuxième département le plus pauvre de France métropolitaine. Le débat, ainsi dépouillé de son inévitable côté querelle de clocher, porte donc sur le choix entre efficacité de la dépense publique et équilibre territorial.

Une approche historique du problème

Ce choix que nous devons faire aujourd’hui est la conséquence des options retenues en 1790 par l’Assemblée nationale constituante lors de la création des départements. Celle-ci était la réponse à une doléance demandant la simplification et l’homogénéisation des divisions territoriales du pays. Les circonscriptions administratives, ecclésiastiques, judiciaires ou fiscales étaient alors toutes différentes. Elles se chevauchaient, formaient des enclaves, disposaient de statuts spéciaux et de privilèges. Dans le Languedoc, la circonscription électorale pour les députés des Etats Généraux qui formeront l’Assemblée nationale constituante était la sénéchaussée. Il s’agissait d’une division judiciaire familière des hommes de loi, nombreux à l’assemblée. Ainsi, l’influent Dominique-Vincent Ramel, député de la sénéchaussée de Carcassonne, proposa qu’elles servent de base pour la création des départements du Languedoc. Mais certaines furent jugées trop petites et durent former des binômes. Pour ne pas être un subalterne de Nîmes, Montpellier s’allia avec Béziers. Carcassonne fut associée à Limoux.
Les sénéchaussées de Carcassonne et de Limoux tirent leur origine de la croisade contre les Albigeois. Les fiefs confisqués aux vassaux du Duc de Narbonne, plus connu comme Comte de Toulouse, furent assemblés pour créer des ensembles continus. Ainsi naquit la grande sénéchaussée de Carcassonne-Béziers pour rendre la justice du Roi si loin de Paris. Son dessin était surprenant, fruit d’alliances matrimoniales désormais révolues. Elle s’étendait jusqu’à Albi et Mirepoix du côté Atlantique de la ligne de partage des eaux. Narbonne y fut bientôt rattachée comme prix des luttes de pouvoirs entre les Consuls, les Vicomtes et les Archevêques. D’ailleurs, les travaux de la cathédrale furent arrêtés par un tel procès entre le Chapitre et les Consuls. L’édifice demeure inachevé. Cette grande sénéchaussée médiévale fut ensuite scindée. Albi étant maintenue dans la sénéchaussée de Carcassonne, par exemple, mais pas les territoires qui séparent les deux villes. En 1790, cette division territoriale participait donc pleinement au sentiment d’absurdité exprimé au cœur de la doléance dont seraient issus les départements.

La sénéchaussée de Castelnaudary, qui comprenait tout le Lauragais jusqu’aux portes de Toulouse, fut démembrée. Ses députés étaient de fervents défenseurs de l’ancien régime. Joseph Martin-Dauch passa même à la postérité pour avoir été le seul à s’opposer au serment du Jeu de paume. La position centrale de Carcassonne en fut renforcée. Narbonne était rattachée à la sénéchaussée de Carcassonne et par le jeu du système de désignation des députés ne fut pas représentée à l’assemblée. S’intéresser à la composition de l’Assemblée constituante est éclairant : 8 députés venaient de l’ouest du futur département de l’Aude où se trouvent Carcassonne, Limoux et Castelnaudary. Un seul venait de l’est où se trouve Narbonne. Les tractations furent intenses. Les représentants de Saint Pons de Thomières se battirent ardemment pour que toutes les paroisses de leur diocèse, qui étaient réparties pour moitié entre les sénéchaussées de Carcassonne et de Béziers, les suivent dans le département de l’Hérault. Ils espéraient ainsi assurer leur influence et être traités en égaux par Béziers et Montpellier. Les habitants de ces paroisses protestèrent. Paris n’en sut rien. Le Minervois fut partagé. La sénéchaussée de Limoux perdit le Fenouillèdes au profit des Pyrénées-Orientales et les pays d’Olmes et de Mirepoix furent rattachés à ce qui deviendrait l’Ariège. Le pays de Chalabre par contre demeura dans l’Aude. Ainsi, par un jeu de tractations souvent opaques tenues à Paris, le département fut conçu pour donner une place centrale à Carcassonne. Carcassonne fut donc le chef-lieu. Narbonne, capitale historique, fut renvoyée en périphérie de ce nouvel ensemble.

Le département de l’Aude est un territoire artificiel. Pour former cette entité composite, des espaces aux identités fortes comme le Lauragais et le Minervois ont été disloqués. Ce même Lauragais, tourné vers Toulouse depuis plus de deux millénaires en a été arraché pour justifier la centralité de Carcassonne. Cette frontière reste prégnante. Une autre innovation, aujourd’hui problématique, a été de faire du fleuve Aude une frontière près de son embouchure. Alors, peut-être que le choix de sa préfecture est un choix d’un autre temps. Une division territoriale à l’échelle d’un bassin de vie a du sens. Le département de l’Aude en compte plusieurs. Des divisions qui organisent les bassins de vie à plus grande échelle ont également du sens. Le département de l’Aude s’inscrit dans un ensemble plus large. Pour y remédier, des intercommunalités, qui chevauchent parfois les départements, des syndicats mixtes avec des statuts spéciaux et des régions administratives ou judiciaires ont vu le jour. Les départements ne permettent plus de remplir l’office pour lequel ils ont été créés. Certains sont porteurs d’une identité, ou sont à la bonne échelle pour soutenir une ville phare. Ils ont une raison d’être. Ce n’est pas le cas de l’Aude, et sans doute de nombreux autres départements.

Alors, est-il préférable de parier sur l’efficacité de l’investissement public en choisissant d’investir à Narbonne, ou faut-il continuer à soutenir Carcassonne et les territoires ruraux qu’elle irrigue ?  Peut-être que le meilleur choix pour trancher ce débat audois serait de ne pas choisir. Laissons s’éteindre cette division administrative devenue obsolète. Peut-être devrions nous repenser l’organisation de notre territoire comme le firent les députés de 1790. Pour cela nous bénéficions aujourd’hui  de la compréhension plus fine de nos territoires que nous ont apporté  les sciences sociales.  Alors, essayons de nous demander quelle organisation territoriale serait la meilleure pour les administrés plutôt que pour ceux qui administrent. Sortons par le haut de ce débat.

Laurent Fabas pour le Clairon de l’Atax le 18 :01 :2022

 

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