Le Miracle Economique Polynésien (MEP)

(Une nouvelle de science fiction satirique d’Hubert Reys)

(Publiée dans Tahiti Pacifique Magazine spécial 20ème anniversaire avril 2011)

Le MEP

Cette année encore le rapport de l’IEOM (Institut d’Emission d’Outre Mer) confirmait que le PIB polynésien, avec ses 17,9 % de croissance, avait continué sa chevauchée fantastique ! La presse spécialisée, française et internationale, consacrait des éditoriaux élogieux et de longs articles au MEP : le Miracle Economique Polynésien. Les magazines « grand public » étaient remplis de photos choc et de reportages enthousiastes, tandis que des équipes TV, venues du monde entier à Tahiti, se battaient pour alimenter en exclusivité planétaire les innombrables émissions consacrées au MEP !
Le centre de Papeete était photographié sous toutes ses coutures. Des IGH (Immeubles de Grande Hauteur) naissaient un peu partout dans la ville transformée en un gigantesque chantier. Leurs immenses façades en verre fumé, reflétaient tantôt la mer, tantôt la montagne et leurs esthétiques d’avant-garde défiaient la nature par toutes sortes de prouesses technologiques. Partout, la ville était striée de bretelles d’autoroutes suspendues, de trémies, de passerelles aériennes que le métro-tram Paea / Arue, jailli de dessous la terre, franchissait en passages cadencés, à peine plus bruyants que le friselis des cocotiers dans la brise du matin.
L’enthousiasme bâtisseur omniprésent était si remarquable que les journalistes, toujours en quête de formules sensationnelles, avaient qualifié Tahiti de « Nouveau Dubaï » ! Cette comparaison n’était  pas entièrement infondée : comme à Dubaï, l’audace architecturale avait stimulé la création artistique et de nombreuses œuvres d’art jalonnaient l’espace urbain tandis que des coulées vertes,irriguées par une multitude de fontaines, noues et pipis d’eau, apportaient ombre et fraicheur aux passants sous le couvert d’une luxuriante végétation tropicale.

Comment en était-on arrivé là ? Comment la Polynésie avait-elle échappé à cette fatalité qui, de l’avis des économistes les plus prestigieux, condamnait les PEI (Petits États Insulaires) à vivoter éternellement dans des économies stagnantes, tributaires de transferts plus ou moins intéressés de la part de grand pays “mères” ou “frères”?
L’idée, le concept, le « truc », avait germé là où on s’y attendait le moins. Et comme pour toutes les idées géniales, chacun s’était exclamé après coup : « mais bon sang, c’est évident ! ». Bien entendu, de nombreux quidams, politiciens, hauts cadres administratifs, conseillers et chevaliers d’industrie de tout poil, revendiquèrent a postériori la paternité du concept et les choses se brouillèrent tellement qu’il ne fut plus possible de savoir avec certitude qui en était l’auteur. Ce qui était certain c’est que ce fut un milliardaire tinito (*1) qui se lança en premier.  Ce magnat en mal de reconversion (à l’époque le marasme était général) fit tout d’abord des investissements prudents dans le « truc ». Ceux-ci atteignirent très rapidement le seuil de rentabilité que tout bon T.R.I. (*2) exige…Alors sans hésiter il engagea toute sa fortune…
Quel était le secret de ce fabuleux MEP ? En fait le concept était tout bête : il fallait développer le tourisme ! « Quoi : tout ça pour ça ! – avaient alors pensé les sceptiques -, mais ça fait si longtemps qu’on a tout essayé dans ce domaine et que le tourisme continue à se casser la figure, miné par la corruption, le dilettantisme, la bureaucratie, l’incompétence, etc. ! »
Justement ! L’idée géniale qui changea tout, fut d’utiliser, comme au judo, toutes ces dynamiques destructives à l’œuvre dans notre fenua (*3) postcolonial et de les transformer en forces productives de richesses. Le lagon, les cocotiers, les vahinés, bof ! Comme atout touristique tout ça était un peu éculé ! D’autres pays savaient faire ça bien mieux que nous, bien moins cher, plus efficacement et plus gentiment ! Par contre le créneau dans lequel la Polynésie était imbattable, celui où elle disposait des savoir-faire les plus sophistiqués, des conditions objectives les plus propices c’était – bon sang mais c’est bien sûr –  le créneau inédit du TOURISME POLITIQUE !!!!

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Tropical skyline (Image par PublicDomainPictures de Pixabay )

Maeva ! Bienvenue !

La façade de l’aérogare agrandie de Faaa, était entièrement recouverte de placages en marbres précieux importés d’Italie, d’Espagne et de Russie par des norias d’avions cargo. A l’intérieur du bâtiment, sur les murs, la chaleur des bois exotiques les plus précieux alternait avec la rigueur géométrique des nervures et panneaux en inox, tandis que les sols étaient pavés de dalles de granit poli incrustées de motifs maohis. Du côté piste comme du côté ville, un panneau géant recouvert de lettres en relief entièrement dorées à la feuille et cernées de tubes de néon rose, proclamait aux visiteurs : « Bienvenue à Tahiti, le nouveau Tigre du Pacifique »…
Bill Johanson constata avec étonnement en sortant de l’avion que les escaliers mobiles avaient été remplacés par des passerelles climatisées. De moelleuses moquettes couvraient le sol des rampes et des couloirs. Dix ans qu’il n’avait plus mis les pieds en Polynésie : il reconnaissait à peine les lieux ! L’accueil des voyageurs s’était étoffé depuis son dernier séjour, un nombre impressionnant de musiciens kaina (*4) jouait à l’entrée de l’aérogare tandis qu’une cohorte d’hôtesses à la plastique irréprochable et aux sourires d’une vertigineuse profondeur métaphysique, distribuait des prospectus touristiques. Masqués par des arrangements de fleurs artificielles, des diffuseurs répandaient dans les salles et couloirs, des parfums exotiques, à  mi-chemin entre le patchouli et le désinfectant haut de gamme.
Les formalités furent courtes et souriantes de même que l’attente des bagages. Le Sydney Morning Herald avait commandé à Johanson un article sur ce fascinant MEP qui intriguait les Australiens.
Le hall de sortie était bondé. Johanson trouva l’ambiance insolite : le public habituel de tahitiens et de popa’a (*5) était là, mais un je ne sais quoi d’insolite différait de ses souvenirs. Il comprit tout à coup : les tahitiens étaient presque tous fortement corpulents, imités en cela par quelques popa’a. Une douzaine d’étranges personnages, boudinés, malgré la chaleur, dans des imperméables mastic, arboraient des chapeaux mous et des lunettes noires. Ils semblaient sortis tout droit d’un film de gangsters ou d’espionnage des années 1950. L’un d’eux se précipita sur Johanson, alors que celui-ci, hésitant, cherchait du regard le correspondant local censé l’accueillir.

–   Ia Orana ! – Le bonhomme retourna le revers de son imperméable mastic et dévoila un badge de l’Office Central du Tourisme Tahitien – je peux t’organiser un safari à l’Assemblée Territoriale, la période est faste : demain on prévoit le changement de camp de trois représentants territoriaux. Tu assisteras discrètement à leur rachat par la future majorité et à l’issue du safari nous te fournirons photos et vidéos pris en caméra cachée…

–  Laisse mon ami tranquille, il a mieux à faire ici ! Interpellé par le collègue de Johanson qui était arrivé entretemps, le « gangster rétro »,  s’éloigna en maugréant.

–  Tu es plutôt brutal avec ce type : c’est pourtant un guide patenté !

Tu parles ! Des Offices du Tourisme, centraux, fédéraux, locaux, etc. il s’en crée des dizaines chaque année, c’est juste des types qui exploitent un filon, comme ça se fait dans tous les lieux touristiques de la planète et c’est toujours plus ou moins de l’arnaque… »

Ayant satisfait aux congratulations d’usage avec Jean Paul Dietrich, le correspondant local du Morning Herald, ils se dirigèrent vers son auto, une minuscule japonaise garée entre deux énormes 4×4 Hummer noirs au vitres teintées, frappés du sigle « Service Social,  Assemblée Territoriale ».
Alors qu’ils roulaient vers Papeete et son hôtel, Johnson remarqua sur le front de mer, à la hauteur de la place Toata, une immense sculpture d’une cinquantaine de mètres de haut en titane et céramique. Elle avait été érigée de manière à être visible du grand large.  New York avait sa Statue de la Liberté, Rio le Corcovado et Papeete ce monument imposant. C’était l’œuvre de Dehtlef Andropof, un des chefs de file tahitien de l’art contemporain. Il représentait les deux pères fondateurs de la Polynésie moderne, Edmond Flouze et Edgar Hikeru, enlacés contre une colonne sculptée de motifs maohi. Les mains des deux personnages étaient tendues en l’air vers un sujet féminin, vêtu à l’antique, Celui-ci, juché au sommet de l’ensemble statuaire, tenait une corne d’abondance renversée vers les pères fondateurs dont les visages extatiques reflétaient une indicible attente. Le collègue de Johanson lui expliqua que, selon certains critiques d’art, le personnage féminin figurait Marianne, symbole de la République française, ce que Dehtlef Andropof, maintes fois questionné à ce sujet, n’avait ni confirmé ni infirmé. Les quatre faces du socle du monument étaient recouvertes de bas reliefs représentant le peuple tahitien, du moins les proches des pères fondateurs, ceux qu’on appelait les fetii (*6). Eux aussi avaient les mains tendues, mais cette fois-ci vers Flouze et Hikeru.
Incrustée sur chaque face du bas relief figurait cette inscription énigmatique : « Notre spécificité est notre gloire, notre espérance et notre soutien ! ». Incontestablement ce monument baroque et singulier interpelait le spectateur ! Johanson se demanda s’il ne s’agissait pas d’une transposition locale du Cargo Cult (*7) qu’il avait découvert lors d’un reportage au Vanuatu.
Ils progressaient lentement au milieu d’une circulation encore plus dense qu’autrefois, lorsque toutes ces infrastructures routières n’avaient pas encore été réalisées, Dietrich détailla l’emploi du temps qu’il avait prévu pour le court séjour de l’Australien :

–    Après quelques interviews d’acteurs locaux spécialisés dans le tourisme politique qui te présenteront les différents produits offerts aux visiteurs, nous rencontrerons des entrepreneurs qui sont devenus des stars du MEP ainsi que des édiles dont le MEP a relancé les communes. Madame Umberta Faque-Similet, la présidente de l’Université Internationale Héloïse Schmeltzer, t’accordera aussi un entretien. Enfin, cerise sur le gâteau, ton séjour se terminera par l’interview du directeur-adjoint du cabinet du Ministre de l’Économie, de la Spécificité et du Tourisme. Cela n’a pas été facile d’organiser ce rendez-vous : en l’absence du Ministre, parti en voyage d’étude au Lichtenstein, il fallait éviter que ce soit le directeur de cabinet qui te reçoive. Ce poste est occupé par la compagne du Ministre dont les compétences ne sont pas exactement situées dans les fonctions attribuées au ministère. 

Johanson écoutait d’une oreille distraite : son attention était captivée par le spectacle des nombreux et gigantesques chantiers qu’ils côtoyaient en traversant Papeete. Partout s’activaient des ouvriers mélanésiens minces et noueux, tandis que ceux qui semblaient être leurs contremaîtres polynésiens, étaient réunis en petits groupes et discutaient entre eux. Ici et là, quelques chinois en costume et cravate portaient des casques d’un blanc immaculé et semblaient contrôler, plans en mains, la bonne exécution des travaux. Dietrich fit un geste circulaire, embrassant tous les chantiers :

–   C’est ça la Polynésie aujourd’hui : la main d’œuvre de base est importée de Bougainville et de l’archipel des Salomon, les cadres du BTP sont chinois et les promoteurs sont tinito.

–   Mais les tahitiens ? S’enquit Johnson, il y en a tout de même beaucoup sur ces chantiers… Ils ont l’air d’occuper des emplois de cadres intermédiaires ? 

–  Tu n’y es pas, les petits groupes que tu vois sont en réunion syndicale. Tu te souviens du grand merdier des affaires foncières ? Il s’est finalement réglé par une réforme dite « Back to the trees », inspirée de ce qui se fait dans beaucoup de pays du Pacifique. Le principe est simple : toutes les terres, sauf exceptions, redeviennent la propriété inaliénable des clans familiaux qui les louent aux investisseurs au moyen de baux emphytéotiques. Chaque terrain ainsi cédé à des étrangers, est assujetti au contrôle coutumier. Au départ l’idée semblait bonne : quelques écolos, quelques nostalgiques des temps révolus, voulaient protéger le patrimoine naturel du « Peï » (*8) et éviter le bétonnage des sites, comme cela se passe un peu partout ailleurs sous les tropiques. Mais rapidement les tenants du « maohi-business », politiciens, pseudo-intellectuels, syndicalistes et chevaliers d’industrie ont compris tout l’argent qu’ils pouvaient tirer de ce filon. Maintenant la loi oblige tout investisseur non tahitien à soumettre son chantier à un contrôle permanent d’experts en maohité. Ceux-ci,  en principe un par corps de métier, sont censés être présents en permanence sur le chantier.

–    Je suppose que ces gens sont rémunérés ?

–  Bien sûr ! Ils relèvent d’une organisation complexe et ramifiée à laquelle tous les investisseurs immobiliers étrangers payent une redevance. Tout en haut il y a un comité de « Peï » qui siège à Papeete et chaque commune dispose d’un syndicat local d’expertise. Tous ces gens touchent des émoluments fixes, chantiers ou pas, sans compter les dessous de table individuels versés par les entrepreneurs pour persuader l’expert hésitant que les travaux réalisés sont bien dans l’esprit maohi. Du coup à peu près tout est labellisé maohi : les hangars, les immeubles de « grande hauteur », les viaducs, le site du tramway, les hypermarchés…tout !

–     Mais ça doit coûter une fortune et plomber l’immobilier et le BTP !

–     Tu sais, le développement économique est tel que l’impact est marginal. Et puis on peut considérer que ça étend le partage des richesses à un plus grand nombre, donc que ça dope la consommation. Les économistes appellent cela de la « redistribution collatérale », les indépendantistes : « le-retour-au-peuple-maohi-des-richesses-dont-le-colonialisme-farani- l’avait-spolié », le moraliste : « une honte »…

–    Et le magistrat « un système mafieux » !

–   Pas ici, puisque ces dispositions ont été votées par l’assemblée de Polynésie. Elles sont tout ce qu’il y a de plus légal. Et puis franchement : est-ce que la mafia a empêché les États-Unis de se développer ? Bien au contraire !

            Johanson, interloqué observa pensivement son interlocuteur. Il se demanda si ces propos relevaient du cynisme, de la provocation ou du désenchantement. Cela faisait longtemps, peut être trop, que Dietrich était en poste au « Paradis sur terre »…Il reprit :

–    Il y a tout de même quelque chose qui me frappe : tous ces « experts » sont plutôt – forts -, pour ne pas dire – gros -. J’avais déjà remarqué ça en observant le public à mon arrivée à Faa’a… Il y a dix ans les services de santé s’inquiétaient de la progression de l’obésité et de ses conséquences sur l’accroissement du diabète : ça ne semble pas s’être arrangé !

–    Non ça ne s’est pas arrangé. Les syndicalistes maohi que tu as vu ne bougent pas beaucoup puisque leur boulot c’est d’observer les travaux. De plus, il y a deux ans, l’assemblée a voté une loi qui oblige les maîtres d’ouvrage à leur fournir un casse croute et un repas par jour de chantier.

Ils parcoururent toute l’avenue du Pince Hinoi au rythme des bouchons. Elle était devenue méconnaissable : de part et d’autre de la double voie s’allongeait un mur continu d’immeubles hauts d’une dizaine d’étages pour les plus bas, du double pour les plus éminents. Leurs architectures ultra-modernistes encadraient de somptueuses entrées qui regorgeaient de luxueuses plaques professionnelles. Celles-ci, en marbre, cuivre ou acier brossé, mais toujours imposantes, signalaient une pléthore de bureaux d’études, d’avocats d’affaires, d’experts financiers, d’assurances et d’officines diverses dont les intitulés ronflants ne laissaient rien paraître de la vraie nature de leur activités

Ils étaient à présent arrivés à l’hôtel : miraculeusement le Royal Tahitien n’avait pas trop changé depuis son dernier séjour. Johanson s’installa dans sa chambre, prit une douche rapide et se changea tandis que Dietrich l’attendait à la réception en feuilletant les deux quotidiens locaux.
Lorsqu’ils se retrouvèrent dans le hall, Dietrich lui montra les premières pages des journaux barrées de gros titres. Ils annonçaient qu’on avait encore trouvé des restes humains près de Tiarei. Comme d’habitude il subsistait peu de choses, surtout des os, plus ou moins calcinés. Les découvertes se faisaient toujours dans des endroits éloignés des habitations, dans les collines ou les montagnes couvertes de végétation. L’identification était difficile, on essayait de corréler les découvertes avec la liste des personnes disparues. Il s’agissait sans nul doute d’un tueur en série. Tout ce que le « Peï » comptait de police, de gendarmerie, de mutoïs (*9) était sur les dents…

Tandis que Dietrich le conduisait vers le centre de Papeete, à son premier rendez-vous, Johanson le questionna sur cette histoire de tueur en série qui lui trottait à présent dans la tête :

–    Si on soupçonne un tueur en série c’est qu’il y a eu des précédents ?

–   Il y en a eu : ça a commencé il y a trois ans. A ce jour on a découvert quatre meurtres similaires à celui de Tiarei…Dietrich freina violemment, un mélanésien hagard et squelettique, passa devant le capot de la voiture. Son tee-shirt était maculé d’éclaboussures de ciment. Il soupira :

–    Encore un type paumé qui arrive du fin fond des Salomon pour faire le manœuvre chez nous et s’apercevoir que le pactole promis n’est pas au rendez-vous ! Pour revenir à ta question,  je ne sais pas grand-chose de plus sur ces meurtres. Je ne m’occupe pas de cette affaire au journal, les collègues qui la suivent subodorent un truc rituel, peut être du cannibalisme, mais rien jusqu’à présent ne confirme sérieusement ces soupçons.

Ils étaient arrivés au lieu de la première interview, Johanson sortit rapidement de la voiture, pressé par des klaxons impatients…..

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La journée avait été bien remplie, Johanson de retour dans sa chambre d’hôtel, se prépara un whisky sur glace. Il était fatigué, mais satisfait…Les grandes lignes de son article prenaient forme dans son esprit. Le MEP avait en réalité deux facettes : tout d’abord le « Peï » était une sorte de Disneyland qui attirait des touristes friands de scandales politiques et de corruption. A ceux-là toutes sortes d’attractions étaient proposées, à l’image du « safari » que le bonhomme de l’aérogare avait essayé de lui vendre. Les visiteurs plus férus d’ethnologie qui souhaitaient s’immerger dans les coutumes locales, pouvaient vivre diverses expériences concrètes comme  passer une nuit dans un palace vide, réhabilité cinq fois en défiscalisation et jamais rouvert, à la lueur des bougies avec repas de boites de conserves de punuu patoro (*10) (ndlr : il n’y a plus que les touristes pour manger ça !)

Mais là ne gisait pas la ressource financière principale du MEP. Ce qui faisait rentrer l’argent à flots dans les poches des uns et des autres et parfois même dans les caisses du gouvernement du « Peï », c’étaient les activités de conseil et d’intermédiation que Tahiti exerçait à l’usage des politiciens et des « investisseurs » du monde entier ! Ainsi les spécificités juridiques locales permettaient toutes sortes d’arrangements favorables avec les partis politiques farani (*11), trop limités en matière de financement par les lois métropolitaines. Plus largement et hors du cadre strictement national, une offre de services politiques extrêmement variés était proposée à tous les États et tous les politiciens de la planète. Les autorités locales justifiaient ces services en proclamant « urbi et orbi » qu’ils servaient à fluidifier les Institutions, souvent handicapées dans leur fonctionnement par des contraintes légales décrétées par certains comme “inappropriées”. Heureusement il n’y avait pas d’homogénéité entre les législations des différents États, ce qui permettait d’opérer toutes sortes de contournements, afin que les décideurs de toute nature, leurs alliés et mentors, arrivent à leurs fins que l’on pouvait résumer par : l’enrichissement personnel sans limites. Tahiti avait acquis dans ce genre de services une expertise telle qu’elle en était devenue le leader mondial. Elle était la seule à pouvoir garantir 100% d’impunité à ses clients ! Bien entendu ces prestations incluaient des montages financiers particuliers. Pour les désigner on avait préféré le terme – régénération des ressources – à celui de – blanchiment d’argent – aux connotations plutôt négatives…
Johanson, sentit la fatigue l’envahir, il ferma son ordinateur, prit une douche et alla se coucher. La journée du lendemain serait tout aussi  bien remplie : il allait visiter le creuset où se fabriquait toute cette expertise, le laboratoire où s’échafaudaient toutes les techniques et méthodologies qui avaient provoqué le fabuleux décollage de ce territoire : l’Université de Polynésie, récemment rebaptisée Université Internationale Héloïse Schmeltzer.

 

Une université dynamique

Le taxi stoppa devant l’entrée de la Présidence de l’Université. Le bâtiment avait changé, non pas en forme et en volume, mais on l’avait habillé d’une surcharge de matériaux dits « nobles ». L’accumulation des marbres, des claustras, verrières et structures métalliques, censée impressionner le visiteur, produisait l’effet inverse chez Johanson  habitué à plus de sobriété. Il s’annonça à l’accueil et sur le champ une superbe hôtesse au sourire fuchsia assorti à la couleur de son tailleur, coupé au plus juste de ses formes avenantes, se précipita pour lui ouvrir une double porte capitonnée en cuir de pécari incrusté de lettres dorées d’une calligraphie en volutes formant le mot : Présidence.

La présidente le reçut fort civilement. Umberta Facque-Similet, la quarantaine finissante mais parfaitement conservée, ne correspondait pas à l’image que Johanson se faisait des universitaires françaises. Avec sa  tenue et ses bijoux elle pouvait passer pour une de ces arrogantes femmes d’affaires américaines qu’on voit dans les feuilletons télé. Ils s’assirent autour d’une table basse à vocation conviviale.  Après avoir manifesté au journaliste tout le plaisir qu’elle avait de l’accueillir, elle lui débita des lieux communs sur l’Australie et son fantastique potentiel de développement. Johanson coupa court à cette “positive attitude” en attaquant l’interview par des généralités :

–   Votre Université a changé de nom depuis mon dernier séjour il y a dix ans,… Mais qui est cette Héloïse Schmeltzer ?

–   Héloïse Schmeltzer était l’ancienne présidente de notre université, une femme remarquable, un précurseur en quelque sorte. C’est elle qui, devenue ministre de l’enseignement, a fixé dans le marbre les réorientations de l’enseignement universitaire, jusque là englué dans un académisme décadent. Pensez qu’à l’époque les enseignants ne se souciaient que d’une chose : développer les connaissances !

–   Et maintenant ?

–  Maintenant il s’agit avant tout de développer l’efficacité : des connaissances improductives qui ne servent pas à créer des richesses n’ont aucun intérêt dans le monde actuel ! Héloïse Schmeltzer avait compris cela avant tout le monde. Aidée d’Aldo Combinati, son fidèle Secrétaire Général, elle a profondément transformé l’Université en remplaçant les matières trop abstraites par des enseignements plus concrets, en phase avec la réalité ! Pourquoi financer à Tahiti des recherches et des enseignements fondamentaux, alors qu’ils sont déjà pratiqués ailleurs et qu’en plus ils ne répondent jamais aux questions posées mais en créent de nouvelles ? 

–   Il me semble à présent me souvenir qu’elle avait été contestée ?

–  Une pure cabale ! L’expression mesquine de la jalousie de collègues sclérosés dans des valeurs rétrogrades, qui prônaient la culture pour la culture. Sans compter les relents racistes : elle était la première Tahitienne de l’histoire à accéder à des responsabilités universitaires de ce niveau et ça a fait des jaloux ! C’est en observant des disc-jockeys qui mixaient des morceaux de musique d’auteurs divers pour en faire leur création propre, qu’Héloïse Schmeltzer a eu l’idée géniale de faire la  même chose dans son domaine d’enseignement, la linguistique. Une vraie révolution dans les pratiques universitaires ! Alors que nombre de ses collègues choqués la traitaient de plagiaire, le monde réel de l’entreprise ne s’y était pas trompé : elle a obtenu le prix Nashua à la sortie de son premier ouvrage et plus tard le prix Ranx Xerox pour l’ensemble de son œuvre. Nous la citons en exemple aux étudiants maohis. D’ailleurs les plus brillants d’entre eux l’avaient soutenue à l’époque, lorsqu’elle avait été mise en cause par une cabale d’universitaires réactionnaires !

            Johanson interrompit habilement ce panégyrique :

–    Et actuellement, son œuvre est poursuivie ?

–   Absolument ! Nous avons même étendu ses idées à d’autres domaines. Ainsi, nos enseignants chercheurs ont créé toute une série de logiciels à destination des décideurs du monde entier ! Un exemple : vous êtes un politicien et vous voulez faire un discours qui parle de solidarité, d’effort, de citoyenneté et de développement. Vous nous indiquez combien de temps il doit durer, si vous souhaitez qu’il ait une tonalité plus ou moins démocratique ou plus ou moins autoritaire, si vous vous adressez à un public majoritairement cultivé ou globalement inculte. Notre logiciel, programmé en fonction de votre commande, va sélectionner dans les bibliothèques numérisées du monde entier 500 ouvrages traitant des sujets demandés, ses algorithmes vont extraire de ces ouvrages les passages les plus pertinents, les agglomérer et les consolider dans un texte cohérent. Et nous vous fournissons sous 24 heures maximum un discours garanti efficace !

–     N’avez-vous pas peur d’être plagiés ? Le journaliste n’avait  pu s’empêcher cette petite perfidie. Les grandes puissances doivent avoir les moyens de copier vos logiciels et méthodes ?

–   Absolument pas ! Nous n’avons eu aucun problème jusqu’à présent : d’une part nos logiciels sont protégés par des brevets et de l’autre les personnalités politiques n’aiment pas en général que l’on sache qu’ils ne sont pas les auteurs, du moins les inspirateurs, de leurs propres discours. Nous offrons une discrétion qu’ils n’auraient pas en utilisant leurs propres services. Bien sûr cela se paye assez cher et comme en définitive nous n’avons que peu de frais, à part la mise au point des logiciels, nous gagnons beaucoup d’argent ! C’est pourquoi nous avons étendu ce type de prestations à l’usage de grandes multinationales. Nous assurons ainsi les moments clefs de leur communication « grand public » et ce particulièrement dans le domaine de l’environnement. Récemment nous avons mixé des thèses contestant le réchauffement planétaire pour aboutir à un ouvrage particulièrement efficace sur les vertus du nucléaire et des énergies fossiles qui a longtemps alimenté le « buzz planétaire».

–    Mais quelle est la place de l’enseignement dans tout cela ? Vous m’avez présenté des activités qui semblent relever de la recherche développement : que deviennent vos missions traditionnelles ?

–     Grâce aux nouvelles lois sur l’autonomie des universités promulguées dans la décennie 2010, nous avons eu les coudées franches pour élaguer tout ce qui était inutile dans les diverses disciplines. Nous avons ainsi réduit les mathématiques, la physique, les sciences de la vie et de la terre, la sociologie et la philo au strict nécessaire. En vertu du principe – la légalité prime sur le droit – nous avons réorienté le droit en créant un département de droit financier international comparé, auquel nous avons agrégé l’enseignement de l’économie, jusqu’alors trop théorique et trop diversifié. Les étudiants qui sortent diplômés de ce cursus n’ont aucune peine à trouver des emplois dans les nombreux cabinets et bureaux d’études qui se sont installés dans notre fenua.

                 Umberta Facque-Similet, tout en exposant d’un ton convaincu les activités et disciplines pratiquées, égrenait machinalement du bout des doigts le triple rang  de perles noires de son collier. Après un court silence où elle reprit son souffle, elle poursuivit son inventaire :

 –     L’enseignement des langues a été limité à l’anglais, l’espagnol et le chinois, les autres langues n’ayant que peu d’utilité pratique. Par contre nous avons renforcé la faculté d’études maohies car il existe de nombreux débouchés pour nos étudiants, soit dans l’administration du « Peï », soit après obtention d’un diplôme d’ingénieur en maohité, dans les syndicats d’expertises liés au BTP.

            Johanson pensa en savoir assez sur la philosophie et le contenu de l’enseignement, il changea de sujet :

–     Et que pense le monde universitaire de vos initiatives ?

–    Il y a et y aura toujours des esprits chagrins et des combats d’arrière garde, certaines universités en Asie et aux États-Unis partagent nos idées, d’autres comme la prestigieuse Université Mormone de Pine Creek en Oregon ou le célèbre institut Oscar Mad-Hoff ont établi des partenariats avec nous. Mais ce à quoi nous sommes particulièrement sensibles, c’est l’accueil qui nous est fait par les décideurs politiques ou économiques. Savez-vous que nous sommes régulièrement cités en exemple par le Président français Phoscar de Horty qui est venu nous visiter l’an dernier accompagné de sa charmante épouse Malvina Poulponi !

            La présidente lui proposa de visiter l’Université : ils passèrent le reste de la matinée à traverser des bâtiments, interrompre des cours, serrer des mains d’étudiants et d’enseignants heureux.

      Johanson prétextant d’autres rendez-vous, déclina avec politesse l’invitation à déjeuner d’Umberta Facque-Similet qui avait encore tant de choses à lui dire…

            Affalé dans le taxi qui le ramenait à Papeete, le journaliste mettait de l’ordre dans ses idées lorsque son attention fut attirée par la radio du bord. Un communiqué spécial annonçait la disparition d’Herbert Tausky, vice-président du comité de « Peï » en charge de la maohité, conseiller aux affaires sociales et foncières, président de l’amicale des anciens jeunes soutiens d’Edmond Flouze et fils de l’influent Fefe Tausky…

            Arrivé à son hôtel, le journaliste se dirigea vers la délicieuse salle à manger au toit en pandanus tressé qui surplombait la plage de sable noir. Après la matinée qu’il venait de passer il avait besoin de calme et de respirer l’air du large…

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         L’après-midi fut tout aussi agitée que la matinée. Johanson enchaîna quatre rendez-vous d’où il sortit la tête en feu et pleine de chiffres. Le souvenir de ses entretiens tournait pèle mêle dans son cerveau…

  • On avait aménagé de grands quartiers V.I.P. dans la nouvelle prison Nuutania 2. Outre les somptueuses suites/cellules Flouze et Hikeru, baptisées du nom  des deux anciens présidents du « Peï » qui les avaient inaugurées pendant quelques mois,  chaque cellule V.I.P. de 60 m² disposait d’un bureau contigu de 40 m², d’un secrétariat de 12 m² ainsi que d’un accès à un centre de communications planétaires. Des conventions internationales, établies avec certains pays, permettaient à leurs  ressortissants/décideurs, condamnés pour corruption ou autres délits économiques, de purger leurs peines à Tahiti (moyennant finances) et de se réinsérer dans le business. De nombreux visiteurs (45.673 l’an dernier) avaient été enregistrés à la prison des VIP dont le réfectoire avait obtenu deux étoiles au guide Michelin. Par ailleurs 257.984 touristes avaient pratiqué des safaris politiques d’une durée d’au moins un jour pendant la même période.
  • 145 congrès, majoritairement consacrés à la finance mobile et d’une durée moyenne d’une semaine à quinze jours,  s’étaient tenus à Tahiti et dans les Iles.
  • 37 sociétés d’expertise-comptable différentielle (une nouvelle discipline fondée sur le besoin de comptabilités multiples, adaptées aux différentiels juridiques entre pays) avaient installé leur siège à Tahiti.
  • En Polynésie, le revenu moyen par tête était de 504 $ / jour,  mais 68% de la population locale vivait avec moins de 2 $ /jour.
  • Tahiti, grâce à l’action déterminée de Renauld Tumavu, son ministre inamovible des sports, avait obtenu l’organisation des jeux olympique d’hiver de 2038 et 58 kilomètres de pistes de ski alpin réfrigérées avaient été aménagées dans le massif du Mont Orohena, tandis qu’un stade de glace et des pistes de ski de fond avait été installées à Nuku Hiva…
  • On avait importé l’an dernier des USA 612 véhicules 4X4 Hummer de chez Général Motores , dont 450 modèles « Luxury », à 160.000 US $ l’unité,  destinés à aux élus et à l’administration….

De retour dans sa chambre, le journaliste alluma la télévision pour se changer les idées. Ce n’était pas l’heure des infos locales, mais un communiqué spécial annonçait qu’on avait retrouvé un bras d’Herbert Tausky au fin fond de la Punaruu. Alors que les gendarmes, à la recherche du disparu, survolaient en hélicoptère la vallée de la Vairua, leur attention avait été attirée par un reflet brillant. Ayant pu rejoindre le site à pied, ils avaient trouvé un bras humain qu’ils avaient identifié grâce à la Rolex Oyster Datedate,  or et platine, qui entourait le poignet. Le dos de cette montre était gravé au monogramme d’Herbert Tausky….

Johanson soupira, il était suffisamment stressé par sa journée, il changea de chaine et se versa son scotch du soir. Sur l’écran, une ancienne miss Tahiti de l’année précédente, expliquait en battant des cils combien elle était fière d’être devenue l’« attachée de presse » d’Eros Téfal Félé, le vice-président de l’assemblée du « Peï »….Le journaliste soupira une seconde fois et passa sous la douche.

 

Un haut fonctionnaire au « parfum »

            Des merles des Moluques se chamaillaient bruyamment sur la terrasse. Ils réveillèrent Johanson qui huma avec plaisir l’air déjà chaud et humide, chargé de multiples fragrances végétales.
Pour son dernier jour à Tahiti, le plat de résistance serait l’entretien avec le directeur-adjoint du cabinet du Ministre de l’Économie, de la Spécificité et du Tourisme. Le sujet à aborder était délicat : il en avaient discuté la veille au soir au diner avec Dietrich : il s’agissait surtout, lors de cette interview, de tenter de comprendre la nature des liens existant entre le « Peï» et la métropole française et de voir si ceux-ci étaient suceptibles d’évolution.

Il alluma la télévision : un débat y faisait rage. La police scientifique avait passé au peigne fin le terrain au fond de la Vairua. A quelques dizaines de mètres de l’endroit où gisait le bras d’Herbert Tausky, ils avaient découvert une hutte dissimulée dans la végétation et contenant d’autres restes humains enrobés dans du feuillage. Tous n’appartenaient pas à Tausky, il s’agissait de morceaux découpés qui semblaient provenir de plusieurs corps. La chair était plus ou moins boucanée. Autour de la hutte les traces de plusieurs foyers rudimentaires recelaient des fibres textiles au milieu des cendres : probablement des vestiges des vêtements de victimes. Les politiciens locaux se succédaient à l’écran et menaient grand tapage. Ils reprochaient à la France et au Haut-commissaire de ne pas « mettre le paquet » sur cette affaire. Dans la population les langues se déliaient. Rumeur ou réalité : on parlait à présent d’une trentaine de lieux où des restes avaient été retrouvés. Les responsables de la police et de la gendarmerie décrivaient par le menu les moyens mis en œuvre sur le terrain, tandis que le Haut-commissaire, dans un message solennel, demandait à la population de garder son calme. Le mot barbarie revenait de plus en plus souvent dans les discours des uns et des autres, mais ce fut le vice-président Éros Téfal Félé, qui le premier parla ouvertement d’anthropophagie…

                        Le bureau d’Ange Luciani, le directeur de cabinet-adjoint, était éclairé par deux larges baies vitrées et dominait le parc de la résidence du Haut-commissaire. Ce dignitaire local, énarque et Corse au passé complexe, avait quitté la métropole après avoir été recommandé au Président Edmond Flouze par des amis de trente ans et de même « sensibilité » politique. Il échappait ainsi à une carrière médiocre dans la haute administration française pour devenir une sorte de petit potentat local. Agissant dans l’ombre des responsables du « Peï », il était insubmersible et perdurait quelque soit la faction au pouvoir. Tandis que les élus se gavaient ostensiblement et affectaient d’exercer le pouvoir le temps qu’ils étaient aux affaires, lui se gavait discrètement, travaillait à fond les dossiers, utilisait ses réseaux en métropole et à Tahiti et tirait les ficelles des grands pantins locaux imbus de leur position sociale

                        Son accueil fut plutôt froid mais Johanson était prévenu : sa visite n’avait aucun intérêt pour Luciani, il décida d’attaquer :

–   Ministère de l’Économie, de la Spécificité et du Tourisme : on comprend bien l’association entre l’économie et le tourisme puisque le tourisme est l’un des ressorts du développement de la Polynésie, mais pourquoi la spécificité ? J’avais d’ailleurs déjà remarqué ce mot inscrit sur le monument de la place Toata…

–    Ce mot définit le lien indéfectible mais complexe qui nous relie à la France : nous sommes dedans tout en étant dehors. Luciani s’exprimait d’un ton neutre et las. Son regard absent traversait son interlocuteur. Il sembla au journaliste qu’il pensait à autre chose et qu’il lui parlait en pilotage automatique. Luciani reprit après un temps de silence appuyé

–  Les différences culturelles, l’histoire, la situation géopolitique actuelle, font que la Polynésie ne peut pas être purement et simplement intégrée au cadre jacobin de l’État Français. Nous avons adapté les institutions et les lois françaises au contexte culturel et politique local et ça fonctionne bien.

–   Pourtant l’État Français garde un certain nombre de prérogatives et des pouvoirs régaliens : la justice, la police, la diplomatie, une partie de l’enseignement…

–    Ça ne nous empêche pas de fonctionner comme nous voulons ; il n’y a pas d’obstacles ou d’obstruction à notre action, la France a besoin de nous !

–   Besoin à quel titre ? Il me semble que vous ne payez toujours pas d’impôts au budget national. Qu’au contraire vous générez un manque à gagner pour ce même budget, puisque bénéficiaires de nombreuses niches fiscales et qu’enfin depuis la loi de 2015 sur la permanence des transferts nationaux l’État vous verse 0,5% de ses recettes annuelles alors que votre économie est plus que florissante, quoique mal répartie entre les Polynésiens !

            Johanson avait touché un point sensible, le regard froid de son interlocuteur le fixait maintenant avec attention et sévérité :

–   Votre vision des choses est très superficielle. Nous rendons d’immenses services à la France… La France s’est enfermée dans un carcan de règles et de lois où elle étouffe, tant sur le plan politique que sur le plan économique. Et comme si cela ne suffisait pas, elle perd son temps en débats stériles autour de grands principes ou d’idéologies fumeuses. Notre cadre légal et règlementaire est moins contraignant et moins piégé par toutes sortes d’obstacles dirimants. Lorsque cela s’avère nécessaire, nous apportons aux décideurs et aux investisseurs la souplesse indispensable à la bonne fin de leurs affaires. Sans compter les missions et emplois que nous offrons à ceux de leurs politiciens qui, déchus de leurs mandats, trouvent chez nous le moyen de traverser le désert…

–     Comme par exemple cet ancien ministre de l’Outre-mer qui a été payé pendant cinq ans pour étudier l’introduction de la truite sauvage aux Marquises ? Tout cela semble assez douteux et en tout cas loin des bonnes pratiques démocratiques !

       Luciani le coupa, cette fois ses yeux brillaient de colère :

–     Mais qu’est-ce qui vous permet de nous juger ! Vous continuez à nous donner des leçons ! Vous parlez de démocratie, vous les médias qui constituez un quatrième pouvoir plus qu’envahissant ! Vous qui manipulez les opinions à longueur d’année ! Mais qui vous contrôle, qui peut vous contredire ? Vous nous reprochez toutes sortes de turpitudes : mais qui nous les a apprises ? Ce sont vos copains, ceux qui vous payent et ceux qui vous lisent ! Nous n’avions rien demandé : ce sont d’abord vos missionnaires, toutes confessions confondues, qui nous ont spoliés de nos terres, qui ont perverti nos ancêtres, qui leur ont confisqué le pouvoir, c’est ensuite la France colonialiste qui nous a exploités et saignés !

            Johanson peu impressionné par cette virulente diatribe, observait son interlocuteur qui gesticulait à présent. Il pensa à la fois avec amusement et mépris qu’il aurait été assez grotesque de voir un Français de souche proclamer à ce point son identification à la cause indigène, si ces cris du cœur n’étaient pas en réalité des arguties hypocrites et cyniques, destinées à masquer le peu de cas que faisait Luciani de la population polynésienne.  Peut être que le journaliste laissa paraître quelque chose de ses sentiments, car Luciani reprit en tapant du poing sur son bureau :

–     Vous nous prenez pour qui ? Tout ce que nous avons appris ici nous le tenons de vous, les occidentaux ! Il ne se passe pas une journée sans que vos collègues des médias français ne signalent une affaire de conflit d’intérêt ou de corruption et ça touche tous les niveaux de leur société ! Leurs politiques, quand ils le peuvent, se gavent autant que les nôtres ! Les Français jusqu’aux plus modestes d’entre eux,  ne crachent pas sur les occasions de contourner la loi ou de tromper le fisc ! Vous connaissez la règle universelle de l’offre et de la demande : croyez-vous vraiment que nous pourrions faire ce que nous faisons ici avec autant de succès, si tous les pays de planète  qui en ont les moyens, ne faisaient pas appel à nous, y compris vous, l’Australie ? Parlez-nous un peu de vos aborigènes !

            Luciani se dressa soudain de toute sa hauteur de le bras tendu lui montra la porte.

 – Je ne vous retiens pas !

Perdu pour perdu, le journaliste sortit la tête haute en affichant un sourire narquois qui acheva d’exaspérer le directeur de cabinet-adjoint.  La porte claqua violemment derrière lui.

 

Un départ étonnant !

 viande (Image par Shutterbug75 de Pixabay)

              La séjour à Tahiti était terminé. Dietrich avait insisté pour raccompagner Johanson à l’aéroport : il était curieux de connaître ses impressions à l’issue de son séjour. Comme ils étaient largement en avance sur l’heure d’embarquement et comme l’Australien n’avait qu’un bagage cabine, ils montèrent au bar-lounge du premier étage où l’ambiance feutrée se prêtait bien au tête à tête. Johanson résuma ses rencontres et les commenta à Dietrich qui se contentait épisodiquement de hocher de la tête ou de grommeler son assentiment. Une demi-heure s’était ainsi écoulée lorsque leur attention fut attirée par le hurlement de sirènes de police. Par la baie vitrée du lounge ils virent, en contrebas, des gens courir en tous sens. La simple curiosité, ou peut être l’instinct professionnel, poussa les deux journalistes à voir ce qui se passait. Au rez-de-chaussée les policiers et les gendarmes convergeaient vers une extension de l’aérogare située à l’extrémité des salles d’embarquement. Ce nouvel espace avait été aménagé pour héberger les comptoirs des compagnies charters qui assuraient les liaisons avec les îles Salomon, le Vanuatu, la Papouasie Nouvelle Guinée, Bougainville et quelques autres destinations plus épisodiques de Mélanésie, mais toutes riches en main d’œuvre à bas coût.

            Un cordon de sécurité maintenait en place une foule, à chaque instant plus nombreuse. Dietrich montra sa carte de presse à un gendarme qui les laissa passer en leur conseillant de ne pas gêner le travail de police. A côté d’un scanner à bagages, des douaniers inspectaient des cantines isothermes, habituelles et indispensables à tous les peuples du Pacifique lorsqu’ils se déplacent. Ils interrogèrent un douanier dont le visage reflétait une intense stupeur.

–     Nous avons découvert des restes humains dans plusieurs cantines appartenant à des travailleurs des Salomons et du Vanuatu qui rentraient chez eux. Nous les avons tous appréhendés et ils sont actuellement  entre les mains de la gendarmerie.  Les deux journalistes se dirigèrent vers le fond du hall où un groupe de gendarmes entourait cinq mélanésiens prostrés à qui ils avaient passé les menottes. Ils étaient faméliques, juste vêtus de bermudas et de teeshirts troués et maculés qui flottaient sur leurs torses trop maigres. Certains étaient pieds nus d’autres chaussés de tongs éculées. Un sixième mélanésien, pareillement accoutré, se faisait interroger par un lieutenant de gendarmerie, il lui répondait par un flot de paroles mélangeant le français et le bichelamar (*12). Sa voix rauque montait dans les aigus sous l’effet de l’excitation.

–      Yumi wantem travail, Buala (*13) pas travail, Luganville (*14) pas travail ! Nous pas kakae ! Basket blong sisit vide ! Nous pauvres : pas vatu, pas dollar, pas kina ! Wantem go long Tahiti : Tahiti riche, beaucoup money ! Nous chercher travail : yufala blackbirding ! Ol Tahiti people donner beaucoup travail, pas beaucoup money. Nous pas kakae pas swim! Nous pas dring beer! Tahiti man i rong, bad méchant! Fat Tahiti man fis olsem pig! Yumi i kilim fat Tahiti man; yumi katem man long naef; yumi oli kukum man; yumi oli kakae! Nous maintenant go back haos blong yumi, oli wantem go long Kanal, Buala!  Yumi stap kastom wetem family, kakae Tahiti man après yumi fat yumi rich!…

            L’employé du comptoir d’Air Vanuatu, qui avait été appelé à la rescousse, traduisit à l’assistance médusée :

–      Il dit : nous voulons du travail, il n’y en a pas à Buala, ni à Luganville. Nous n’avons rien à manger, nos ventres sont vides. Nous sommes pauvres, nous n’avons pas d’argent. Nous avons voulu aller à Tahiti qui est riche et où il y a beaucoup d’argent. Nous avons cherché  du travail mais nous avons été exploités. Les Tahitiens nous ont donné beaucoup de travail mais peu d’argent ! Pas de quoi manger ou se laver ou même boire de la bière. L’homme de Tahiti est mauvais, méchant. Le gros homme est comme un cochon. Nous avons tué des hommes gros de Tahiti, nous les avons découpés avec des couteaux, nous les avons cuits, nous en avons mangé. Maintenant nous rentrons dans nos maisons à nous, nous voulons aller à Luganville ou à Buala. Nous ferons la coutume avec nos familles et nous mangerons de la viande de tahitien et après nous serons gros et riches comme eux !

            Il y eut un long moment de silence, puis les flashes des photographes de presse se mirent à crépiter, l’assistance sortit lentement de sa stupeur, les gendarmes emmenèrent les mélanésiens vers leur fourgon.

            Les hauts parleurs de l’aérogare résonnèrent soudain. Le passager Johanson était prié de se rendre de toute urgence au contrôle d’embarquement. Johanson soupira serra sans mot dire la main de Dietrich et s’avança vers le contrôle des voyageurs….

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Lexique : (*1) tinito = chinois de Tahiti ; (*2) T.R.I. = Taux de Retour sur Investissement : définit la rentabilité d’un investissement ; (*3) fenua = désigne la patrie, le lieu d’origine pour les Tahitiens ; (*4) musique kaina = musique locale populaire ; (*5) popa’a = non polynésien ; (*6) fetii = peut se traduire par clientèle, au sens antique du terme ; (*7) Cargo Cult = rituels religieux pratiqués dans certaines îles du Vanuatu où les fidèles attendent l’arrivée d’un personnage mythique qui leur distribuera des biens de consommation ; (*8) « Peï » = employé par les tahitiens à la place du mot Pays ; (*9) mutoi = policier municipal ; (*10) punuu patoro = corned beef en conserve, se mangeait froid ou chaud, actuellement moins en vogue ;  (*11) farani = français ; (*12) bichelamar = pidgin à base lexicale anglaise parlé en Mélanésie et particulièrement au Vanuatu où il est une des trois langues officielles avec l’anglais et le français: (*13) Buala = chef lieu de l’île Isabel, archipel des Salomon ; (*14) Luganville = chef lieu de l’île de Spiritu Santo, Vanuatu.

→   Quelques explications sur l’IEOM : En sa qualité de banque centrale, l’Institut d’émission est une banque centrale (publique) qui assure en Polynésie comme dans d’autres collectivités d’outre-mer du Pacifique, la mise en circulation et l’entretien de signes monétaires ayant cours légal (Franc Pacifique). Elle est également un observatoire de la vie économique et financière locale qui émet études et notes de conjoncture.

→  Maohi : ce mot désigne tout ce qui a trait au peuple et à la culture polynésienne correspondant à l’aire géographique de la Polynésie française. En Nouvelle-Zélande ou à Hawaï on parle de Maoris…

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Publié par La Rédaction du Clairon de l'Atax

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