Chronique du Languedoc viticole : deuxième partie 1976

La vieille histoire de l'adaptation de l'offre à la demande

Débit de vin vin (Image par Fabien de Pixabay)

Après les évènements de 1907, le gouvernement porta une attention particulière à la situation des viticulteurs du Languedoc. Celle-ci était caractérisée par une surproduction chronique et une dépendance . Malgré toutes leurs vertus, les mesures de traçabilité introduites en 1907 ne permirent pas d’équilibrer le marché. Les viticulteurs rassemblés connaissaient désormais leur force. L’État fit preuve d’inventivité pour enjamber les crises qui frappèrent par la suite chaque génération.

Les demoiselles vigneronnes

En 1914 les vignes replantées après 1907 arrivèrent à maturité et la récolte s’annonça abondante. Une nouvelle grande crise viticole était en gestation. Elle fut absorbée par la grande histoire.

Le 1er août 1914, la mobilisation générale fut déclarée. Les millions de jeunes hommes appelés sous les drapeaux eurent un impact immédiat sur la viticulture. Les vendanges approchaient. Les femmes firent face. Elles s’entraidèrent et donnèrent naissance à toute une vague de nouvelles caves coopératives comme celle de Saint Laurent de la Cabrerisse dans l’Aude qui leur rend encore aujourd’hui hommage.

La récolte fut exceptionnelle. Mais il n’y avait plus de jeunes hommes pour la boire. Le règlement intérieur des armées spécifiait que « L’eau est la boisson habituelle du soldat ».

En parallèle, les soldats découvraient la vie dans les tranchées. La fourniture d’eau potable était un défi pour l’intendance. Dès octobre 1914. L’armée, poussée par le gouvernement, ajouta un quart de litre de vin quotidien à l’ordinaire des troupes. Celui-ci avait un triple bénéfice. D’abord il avait une fonction d’hygiène en permettant de désinfecter l’eau de boisson. Ensuite il induisait des moments de convivialité indispensables dans le sombre univers de la guerre de tranchée. Enfin, il incluait tout un pan de l’économie nationale dans l’industrie de guerre. Le vin permettait d’oublier la soif et la faim, ainsi que les conditions de vie traumatisantes sur le front. Cette ration fut reconnue insuffisante et doublée par le Parlement, en janvier 1916 pour passer à trois quart de litres avant la fin de la guerre. Ceci permit d’enjamber la crise de surproduction viticole par une augmentation de la consommation.

A la fin de la guerre, le pinard, comme l’appelaient les poilus, devint associé à la gloire militaire nationale. Il fut chanté et loué par de nombreux artistes et poètes. Les poilus ramenèrent du front l’habitude de consommer du vin. Pendant longtemps encore il leur servit à décompresser et à tenter d’oublier.

La crise économique des années 1930 eut pour effet d’amorcer une lente érosion de la consommation. La Confédération générale des vignerons du Midi (CGV), fondée en 1907, fut un acteur majeur de la résolution de cette nouvelle crise.

Le succès de ce syndicalisme viticole se manifesta dans la réponse des autorités. L’État devenu attentif aux revendications des vignerons procéda à différentes mesures dont la distillation. Parmi celles-ci également, la création en 1935 de l’Institut National des Appellations d’Origine (I.N.A.O) eut un impact structurant sur la filière du vin mais aussi par la suite sur d’autres produits comme les produits laitiers, les légumes et volailles.

La consommation ne retrouva ses plus hauts niveaux que brièvement à l’entrée en guerre avec plus de 150 litres par habitant et par an avant de décroître brutalement en dessous de 90 litres par habitant à partir de juin 1940 en raison des restrictions de l’occupant.

Les trente glorieuses

Au sortir de l’occupation, la consommation retrouva des niveaux proches de l’entre deux guerres. Un nouveau cycle viticole s’amorça.
Mais alors que les volumes de consommation restaient forts, le pouvoir d’achat des Français s’envola. Les vins du Languedoc restèrent attachés à l’image du « pinard » des anciens. Les meilleurs crus étaient toujours achetés par les négociants de Bordeaux qui réalisaient des coupages. Le goût des œnologues parisiens, sensibles aux vins plus légers dicta la mode. Les vins de Bordeaux se positionnèrent sur une gamme supérieure aux côtés des vins de Bourgogne. La nouvelle génération buvait les étiquettes. Et l’étiquette des vins du Languedoc fut reléguée au bas de gamme. Ce n’était pas sans raison, les viticulteurs du Languedoc avaient acquis une culture du rendement facilitée par la mécanisation et l’agrochimie. Si certaines productions étaient de qualité, d’autres, partageant la même étiquette ne l’étaient pas.

Depuis Paris, la question de la surproduction des vins du Languedoc fut cette fois prise au sérieux. Le 3 février 1955, La « Compagnie Nationale d’Aménagement de la Région du Bas Rhône et du Languedoc » (BRL) fut créée par décret. Elle reçut pour mission de concevoir, de construire et d’exploiter des ouvrages hydrauliques contribuant au développement économique du Languedoc-Roussillon. Il s’agissait, à l’aide de l’irrigation, de mettre fin à la monoculture de la vigne.

Inaugurée en 1960 par le Président de la République, Charles de Gaulle, une station de pompage permit de répartir jusqu’à 75 m³/s d’eau prélevée dans le Rhône dans les régions de Nîmes et Montpellier. Le barrage des Monts d’Orb et du lac du Salagou permit de sécuriser l’irrigation dans les plaines de l’Orb et de l’Hérault.

L’effet du développement de nouvelles cultures dans certaines zones fut atténué par le gel de 1956 qui ravagea les oliviers. La plupart ne furent pas replantés. Et dans l’Aude, par exemple, ils laissèrent la place à de nouvelles vignes. Mais les projets de BRL pour irriguer cette partie du Languedoc ne virent pas le jour. La monoculture de la vigne se maintint dans un triangle entre Carcassonne, Perpignan et Agde, centré sur Narbonne. L’irrigation n’eut un impact significatif que dans le Gard et l’Hérault.

Le deuxième grand volet de la diversification économique de  la région portée par l’État fut le tourisme. Le 18 juin 1963 fut créée la Mission interministérielle pour l’aménagement du littoral du Languedoc-Roussillon, plus connue comme Mission Racine, du nom de son président. Elle visait à réaliser l’aménagement touristique du littoral afin notamment de diversifier l’économie. Elle fut à l’origine de la création des stations balnéaires de Port-Camargue, La Grande-Motte, Le Cap d’Agde, Gruissan, Port Leucate, Port Barcarès et Saint-Cyprien.

Par leur caractère massif, les opérations d’aménagement projetées demandèrent une génération entière pour voir le jour et révolutionner l’économie locale. Mais leur impact fut nul pour un très grand nombre de villages viticoles. L’arrière pays resta à l’écart de la Mission Racine.

Entre temps une nouvelle crise viticole émergeait.

Les vins algériens et les comités d’action viticole

En 1962, l’Algérie, une région viticole de premier plan, devint indépendante. La quasi totalité de sa production était achetée par la Métropole à un tarif avantageux. Aux termes des accords d’Évian, les vins algériens devaient être taxés à l’importation comme tout produit étranger ; mais le gouvernement français ne tarda pas à accorder une dérogation douanière en échange de concessions pétrolières. Les viticulteurs ne se sentirent pas entendus. La consommation montra des signes de fléchissement. Les réseaux d’eau potable étaient déployés partout à marche forcée. La France ne consommait plus que 120 litres par habitants en 1960.

Après guerre, la CGV adhéra à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) nouvellement créée. Mais elle se montra cependant vite insatisfaite de l’action de la FNSEA en faveur de la viticulture méridionale. Les dirigeants du midi dénonçaient sa soumission aux grands céréaliers du Nord de la France.
Imprégnés de la mythologie issue de la lutte de 1907 et inspirés par les actions récentes des agriculteurs bretons, ils se dotèrent de moyens d’action pour développer un discours propre.

Lors d’une réunion de la CGV organisée le 27 juin 1961 à Narbonne, un Comité d’action fut formé. Selon les termes de ses premiers animateurs, il constituait « à côté de la structure syndicale, un corps non statué, plus ou moins informel, ayant pour vocation de mener des actions directes : le “bras armé” du syndicalisme en quelque sorte ».

Le comité organisa quelques barrages et manifestations. Puis il mit surtout en place un large réseau de solidarité. Celui-ci garantissait que les activistes seraient défendus en cas d’arrestation, que leurs vignes seraient entretenues et que leurs familles obtiendraient un soutien matériel.

En 1963, la fin de la guerre d’Algérie gonfla les rangs des activistes. D’anciens appelés, formés en Algérie aux techniques de la guérilla apportèrent de nouvelles méthodes. Leur cible est l’administration qui est accusée de favoriser l’importation de vin algérien. Les négociants pouvaient exercer une pression à la baisse sur les prix. Les destructions de bâtiments publics se répétèrent. Les cuves des négociants installés à Sète et accusés d’acheter du vin algérien, furent saccagées et vidées lors d’opérations commandos.

Cette violence fut relativement bien perçue par la population locale. Toutes les précautions étaient prises pour éviter les dommages aux personnes. Les autorités de l’Aude, de l’Hérault, des Pyrénées-Orientales et du Gard fermaient généralement les yeux sur les attentats commis contre des édifices publics. Préfets et procureurs faisaient semblant de ne pas savoir que les organismes syndicaux et ces groupes clandestins étaient parfois dirigés par les mêmes personnalités.

La CGV fut invitée à exposer ses griefs au ministère de l’Agriculture, en contournant la FNSEA jusque là reconnue comme seule interlocutrice légitime. Le syndicat languedocien retrouva le statut d’interlocuteur privilégié qu’il détenait vingt ans plus tôt.

En 1968, sur fond de dispute pétrolière, la France dénonça les accords d’importation de vin algérien. Ne trouvant pas de débouché comparable et afin de ne pas subir la pression de ses viticulteurs dans les négociations, l’Algérie indépendante choisit d’arracher son vignoble dans les années qui suivantes.

L’arrachage du vignoble algérien mit fin à la concurrence algérienne tout en fournissant l’occasion aux viticulteurs du Languedoc de ne pas remettre en question leurs pratiques. Cette victoire inaugurale permit à l’action violente d’être perçue par le monde viticole du Languedoc comme légitime et efficace.

Les vins italiens et l’incident de Montredon-Corbières

Dans les années 1970, les importations de vin italien focalisèrent la colère viticole. L’intégration européenne facilitait le commerce des vins de Sicile ou des Pouilles sur le marché français. Les viticulteurs audois accusaient les entreprises de négoce de tirer avantage des subventions européennes pour tirer les prix à la baisse.

Pour enrayer la mortalité routière, une limite de taux d’alcool par litre de sang fut fixée pour les conducteurs par la loi du 9 juillet 1970. Celle-ci impacta durement le segment de marché des vins bas de gamme sur lequel les vins du Languedoc étaient positionnés. Le consommateur but moins et s’orienta vers des bouteilles plus prestigieuses. Mais rares furent les viticulteurs du Languedoc à anticiper les évolutions du marché des vins.

Dans ce contexte, en 1972, les CAV organisèrent un boycott du référendum sur l’élargissement de la Communauté économique européenne. Ils furent soutenus par de nombreux maires socialistes des Corbières qui maintinrent les bureaux de vote fermés le jour du scrutin.

En 1975 un règlement européen interdit la chaptalisation, l’ajout de sucre au moût pour augmenter le degré, dans le Languedoc en surproduction. Mais il accorda une dérogation à l’Italie. Encore une fois, les négociants furent la cible de la colère des viticulteurs. Leur pratique de l’assemblage de vins de différentes origines pour produire un vin le moins cher possible, qualifié d’industriel, en fit les cibles de nombreuses actions commandos. Pendant un an, des voies de communication et des bâtiments publics furet attaqués pour exercer une pression sur l’administration nationale et obtenir qu’elle défende les « intérêts vitivinicoles » à Bruxelles. Vingt-huit actions furent revendiquées qui appelaient à la défense du « vin naturel ».

Le 4 mars 1976, plusieurs milliers de vignerons du Languedoc et d’ailleurs convergèrent à Montredon-des-Corbières à la sortie de Narbonne. Leur vin ne se vendait plus, ils étaient désespérés. Ils bloquèrent le pont au dessus de la voie ferrée pour bloquer à la fois la route nationale 113 et le trafic ferroviaire. Des rails furent arrachés et des wagons de vin furent brûlés. Huit millions d’hectolitres de vin italien furent déversés au sol.
A 14 h 30 les forces anti émeutes arrivèrent sur les lieux. Face à eux, des vignerons étaient armés de fusils de chasse. Le commandant Joël Le Goff, 42 ans, fut tué de trois balles. Les forces de l’ordre répliquèrent et tuèrent un vigneron, Emile Pouytès, 50 ans.

Le déchaînement de violences fut tel que les deux parties en sortirent sonnées. Le résonance de l’évènement hors de milieux viticoles du Languedoc fut faible tant les deux partis choisirent immédiatement la désescalade. Cependant, l’évènement reste structurant dans le rapport entre l’État et les viticulteurs du Languedoc. Il constitue un point central dans la mythologie des viticulteurs du Midi. Il est vu comme une preuve supplémentaire que les explosions de violence sont le seul mode efficace de discussion avec l’État. Mais surtout il est vu comme la preuve de l’extrême détermination des viticulteurs lorsqu’ils sont en colère. Depuis, chaque commémoration, en particulier dans les périodes de crise viticole, revêt une charge symbolique forte autant pour l’État que pour les viticulteurs.

Le préfet de l’Aude reçut pour consigne d’éviter une répression trop brutale. Les actions violentes des viticulteurs dans cette partie du Midi étaient tacitement tolérées. La CGV fut conviée au ministère de l’agriculture, pour trouver une issue à la crise. Des mesures ponctuelles furent prises tandis que la diversification de l’économie locale était largement amorcée. L’introduction des machines à vendanger promettait une compression du monde viticole. L’ère où le Midi dépendait de la vigne prenait fin.  

Quelques actions spectaculaires suivirent encore. En 1981, l’Ampélos, un navire chargé de vin italien, fut pris d’assaut dans le port de Sète. L’année suivante, des attentats frappèrent les entrepôts d’un négociant héraultais et les bâtiments de la sous-préfecture de Narbonne. En 1984, l’hypermarché Leclerc de Carcassonne fut détruit à l’explosif concluant ce cycle de violence.

Le Languedoc viticole s’apprêtait à changer de visage.

3 commentaires

BAGLAND Christine

Article complet, une analyse claire, bravo à l’auteur. Sauf que 2 morts le 04 mars 1976 à Montredon des Corbières : on ne peut pas appeler cela un « incident », comme nommé dans l’article…

Merci de votre remarque. En fait j’ai justement fait attention à choisir un mot approprié. J’ai choisi le mot incident plutôt que drame ou tragédie car drame ou tragédie sont dans le champ lexical de l’affectif ce qui ne sied pas à une perspective historique. Ces mots parlent davantage du sentiment de ceux qui les reçoivent que de l’évènement lui-même. Laurent Fabas

Très intéressant ! Merci, Laurent.

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