Dans les années 1990, des observateurs éclairés annoncèrent la fin de la crise chronique du vignoble languedocien. Celle-ci avait duré un siècle. Le territoire du Languedoc-Roussillon, jadis pays d’abondance, était désormais la lanterne rouge de l’économie française. L’économie du Languedoc s’était réorientée et la viticulture avait cessé d’être un problème pour redevenir un atout avec des succès remarquables sur les marchés internationaux. Mais le 19 janvier 2024, le comité régional d’action viticole revendiquait une attaque à la bombe contre un bâtiment public à Carcassonne. Puis, en marge d’une journée de mobilisation du monde agricole, le 26 janvier 2024, des viticulteurs mirent le feu à un autre bâtiment public à Narbonne.
Tendeur de cable (Image par Ilo de Pixabay)
La nouvelle économie languedocienne
L’économie languedocienne est longtemps restée dominée par la monoculture de la vigne. Dans les années 1980 de grandes infrastructures firent émerger de nouveaux secteurs. Le tourisme d’abord, massifié par les stations littorales du plan Racine, devint un élément structurant de l’économie régionale. Son développement vit l’émergence d’un secteur immobilier florissant qui sut ensuite trouver des relais de croissance. En 1978, la livraison du dernier tronçon de l’autoroute A9 alors que l’Espagne s’ouvrait à l’Europe fut un important vecteur de diversification pour les principaux centres urbains. L’essor du secteur universitaire à Montpellier et plus marginalement à Perpignan fut également structurant pour les villes concernées. Enfin, séduits par les aménités du climat et la douceur de vivre, le Languedoc-Roussillon attira de nombreux retraités qui soutinrent le secteur immobilier, celui de l’aide à la personne et celui de la santé.
Ainsi, à l’exception de Montpellier, l’économie régionale se développa, alors que la part de la viticulture déclinait, autour du bâtiment, du tourisme et de l’aide à la personne. Tous ces secteurs ont la particularité de proposer des emplois peu qualifiés, peu rémunérés et souvent saisonniers ou précaires.
L’immobilier et le développement périurbain constituèrent une opportunité financière très substantielle pour de nombreux viticulteurs et fut un des facteurs favorisant la mutation du secteur. Le gain était tel que des couronnes de friches se formèrent autour des centres urbains. Les propriétaires de vignes arrachées ne valorisant pas leur bien dans l’espoir que le terrain devienne constructible.
La viticulture n’employa bientôt plus que 5 % de la population active. Elle garda pourtant une place centrale dans le discours politique local. En effet, dans les villages, elle demeurait l’activité dominante au sein des anciennes familles. Les nouvelles populations travaillant en ville, amenées par l’expansion périurbaine, se montraient moins investies dans la gestion locale. Alors que les lois de décentralisation renforçaient le poids politiques des Maires de villages au-delà de leur représentativité démographique, la viticulture se maintint comme préoccupation économique majeure pour les élus.
La mutation du secteur viticole
Le vignoble languedocien, le plus vaste de France, avait sombré depuis un siècle dans un modèle productiviste valorisant l’abondance plutôt que la qualité. Les caves coopératives en étaient devenues l’emblème à leur corps défendant. En rémunérant leurs coopérateurs au volume, elles induisaient une course au rendement. Les cépages peu qualitatifs à fort rendement et la surutilisation des pesticides étaient devenus la norme. Dans une France se forgeant une culture œnologique à mesure que la consommation de vin devenait un plaisir plus qu’une nécessité, la marque Languedoc était boudée.
La création d’Appellations d’origine contrôlée (AOC), occupant de vastes terroirs, notamment Corbières ou Minervois au début des années 1980 marqua un tournant. En général situés sur des côteaux, leurs vins se positionnaient sur une gamme de prix supérieure avec des productions limitées. La montée en gamme ne se borna pas aux zones limitées des AOC mais toucha l’essentiel du vignoble grâce notamment à l’indication géographique protégée (IGP) Vins de pays d’Oc. A plus petite échelle, des expérimentations diversifiées et originales foisonnèrent. Les méthodes de culture comme les techniques de vinification évoluèrent. Pour cela des subventions européennes permirent d’arracher les vignes en place et de leur substituer des cépages nobles. Moins productifs, ils permirent aux viticulteurs languedociens de se positionner sur de nouveaux marchés, en produisant des vins de meilleure qualité.
Ces primes d’arrachage changèrent radicalement le paysage. En offrant un pécule lorsqu’une exploitation cessait, elles furent accueillies comme une porte de sortie salutaire par de nombreux viticulteurs. Des friches apparurent partout, mitant durablement les paysages faute d’une culture de substitution viable. Les petites parcelles, coûteuses à exploiter furent particulièrement impactées ainsi que les franges urbaines où les propriétaires espéraient profiter de l’expansion périurbaine pour faire une plus-value.
La taille des domaines viticoles survivants augmenta significativement, facilitée par l’introduction de machines à vendanger. Des caves coopératives et privées se regroupèrent pour former des « groupements de producteurs » géants capables de se tailler des parts de marché sur les marchés mondiaux. Alors qu’en même temps des vignerons reprenaient le contrôle sur toutes les étapes de la production et revendiquaient leur indépendance. Les plus beaux domaines étaient rachetés par des étrangers ou des citadins fortunés rêvant de succès et de douceur de vivre.
Dans les supermarchés de l’Hexagone, les vins de Bordeaux régnaient, les vins du Languedoc occupant toujours le bas de gamme. Car, dans ce foisonnement, les vins du Languedoc conquéraient les marchés émergents des États-Unis ou d’Extrême-Orient auxquels ils destinaient leurs meilleures productions.
Signe d’un changement d’époque, la Confédération générale des Vignerons du Midi, née de la révolte de 1907 s’éteignit en 1997 après quatre-vingt dix ans d’existence.
Les perdants de la mondialisation
Dans ce panorama diversifié, certains demeuraient plus que d’autres exposés aux aléas climatiques et économiques. Pour financer des exploitations suffisamment grandes, mécanisées et équipées, les viticulteurs s’endettaient lourdement. Et face à des exigences de qualité renforcées, une série de mauvaises récoltes en qualité ou en quantité était difficile à surmonter. L’irruption de la concurrence des vins du nouveau monde, venus d’Australie, de Californie ou du Chili, sur leur segment de marché coïncida avec le retour de la colère viticole.
Ainsi, le 6 décembre 1998, les actions violentes reprirent avec la destruction à l’explosif d’une salle de l’hôtel des impôts de Narbonne, après près de 15 années de calme. Des actes de violence contre des bâtiments publics, le négoce, la grande distribution, mais aussi les groupements de producteurs, furent revendiqués par le Comité Régional d’Action Viticole (CRAV).
La réponse de l’État fut très mesurée. Un certain niveau de violence était toléré de la part des viticulteurs dans ce coin du Midi. Le souvenir du vaste soutien populaire à leurs revendications lors des précédentes générations ne s’était pas estompé.
Pourtant, le Languedoc avait beaucoup changé. Les apports massifs de populations venues chercher le soleil avaient effacé la culture viticole dans les villes et les lotissements.
En 2008, les viticulteurs audois rencontrèrent dans leur majorité de grandes difficultés économiques. La crise financière les frappa de plein fouet. Beaucoup s’endettèrent encore davantage pour entretenir leurs vignes. Nombreux bénéficièrent du Revenu minimum d’insertion puis du Revenu de solidarité active et en conçurent de l’amertume. Des suicides expliqués par des situations de détresse matérielle furent enregistrés chaque année.
Pendant ce temps, certains prospéraient. La situation financière des dirigeants de groupements de caves était bien plus favorable que celle de la plupart des viticulteurs. Ils furent bientôt perçus avec autant d’hostilité que les négociants. Les viticulteurs ressentirent le besoin de désigner d’autres représentants.
Le 16 décembre 2008, le Syndicat des Vignerons du Midi (SVM) fut créé à Narbonne, en présence du maire socialiste de la ville, avec l’objectif affiché de devenir l’interlocuteur privilégié des pouvoirs publics. Le lieu était symbolique, le syndicat visait explicitement à reprendre le flambeau de de la Confédération Générale des Vignerons du Midi et à transmettre les sujets d’exaspération qui motivent certaines actions du violentes.
Le syndicat se positionna résolument contre les normes environnementales venant compliquer les pratiques agricoles. La question des pesticides, dont la culture moderne de la vigne est particulièrement gourmande, constituait une revendication centrale.
Le 17 juillet 2013, un attentat à la bombe signé du CRAV endommagea les locaux du parti socialiste à Carcassonne ainsi que l’école située en face. L’évolution du parti, traditionnel relais politique des revendications des viticulteurs, d’un logiciel productiviste vers une approche écologique était dénoncée. Les écologistes étaient devenus les boucs émissaires de tous les maux des viticulteurs.
Le vignoble du Languedoc était un lieu d’effervescence et de diversité. Les vins naturels, sans aucun pesticide, y étaient plus nombreux que n’importe où ailleurs. Les viticulteurs ayant des sympathies écologistes affichées abondaient. Mais ils occupaient des niches trop étroites pour accueillir le travail de tous les viticulteurs du Languedoc.
La révolution de l’irrigation
En 2023, le dernier maillon du projet Aqua Domitia porté par la région Occitanie alimenta le Minervois. Il prolongeait le canal construit depuis le Rhône par BRL dans les années 1960 jusque dans l’Aude. L’irrigation des vignes est le grand chantier de la décennie.
Dans le domaine de la viticulture, l’irrigation a longtemps été associée à des vins peu qualitatifs. Le stress hydrique favorise la concentration des raisins et, pour les rouges, la synthèse des polyphénols. Il est indispensable pour assurer une maturation optimale du raisin et obtenir des vins de qualité et de garde. Une pluie au mauvais moment réduit la qualité d’une vendange.
Mais la vigne a besoin de pluies au bon moment sous peine de bloquer le développement des rameaux ou la maturation et de provoquer des pertes de récolte par déshydratation des baies. Une irrigation bien conduite au goutte à goutte permet d’assurer une récolte abondante et d’excellente qualité presque tous les ans. En dépit de l’augmentation de températures, l’irrigation fait plus que compenser l’impact du changement climatique.
L’aqueduc ne peut transférer que 2,5 m³/s, il n’irriguera ni les Corbières ni les Pyrénées Orientales, laissant des pans entiers du vignoble à la merci de l’aridification.
En Espagne, le plus grand vignoble du monde a également lancé sa mutation. Le rendement y est traditionnellement faible en raison du manque de pluie. Le développement de réseaux d’irrigation a permis d’augmenter significativement les rendements. Les vignerons dénoncent des pratiques frauduleuses systémiques accentuant encore l’impact de ces évolutions.. Des quantités massives de vin espagnol viennent désormais se déverser sur le marché à prix cassé.
En parallèle, la consommation, en particulier de vins rouges, continue à chuter. En dix ans elle a encore reculé d’un tiers en France et le relais des exportations s’enraye.
La crise viticole des années 2020
Les surtaxes sur les vins Européens aux États-Unis de 2019 et la fermeture du commerce chinois en raison de la pandémie inaugurèrent une nouvelle période de turbulence pour la viticulture française.
Alors qu’historiquement, les vignobles du Languedoc et du Roussillon absorbaient le gros de l’effort et servaient seuls de variable d’ajustement, le vignoble bordelais fut cette fois-ci le premier touché par la mévente. Après 40 ans, le pari de la qualité fait par les vignerons du Languedoc était un succès. Des milliers d’hectares de vignes seraient arrachés dans la région de Bordeaux pour faire face à la surproduction.
Au cours des années suivantes, la sécheresse historique mit de nombreuses exploitations en péril. Les caves étaient pleines et souffraient de la concurrence, parfois frauduleuse, des vins étrangers. Les centrales d’achat en profitaient pour augmenter leurs marges dans un contexte d’inflation. Aucun nouveau viticulteur ne s’installa en 2023 en raison notamment du resserrement du crédit bancaire. En conséquence, aucun viticulteur ne put transmettre son exploitation à un jeune pour partir à la retraite alors que la profession était vieillissante. Les normes sur l’urbanisme durcies, il n’était plus possible de vendre une vigne comme terrain à bâtir pour se renflouer. La profession était, une nouvelle fois, en crise.
Le 17 octobre 2023, à Ferrals des Corbières devant un amphithéâtre comble, le président du Syndicat des Vignerons de l’Aude proclame le réveil du peuple vigneron. Deux jours plus tard, 400 viticulteurs filtrèrent les camions espagnols à la barrière de péage du Perthus sur l’autoroute A9 pour bloquer symboliquement l’entrée des vins espagnols sur le territoire français. Ils accusaient ces vins de constituer une concurrence déloyale en étant ré-étiquetés par des négociants peu scrupuleux en vins IGP Languedoc dont le label est désormais envié.
Le 25 novembre 2023 environ 5000 personnes issues de toute la moitié Sud de la France se rassemblèrent à Narbonne.
Outre la présence remarquée de l’évêque, les élus ceints de leur écharpe tricolore étaient venus en nombre. Des groupes de chasseurs affichaient leur soutien dans leur tenue orange. Des fournisseurs mettaient en avant le rôle économique structurant du secteur. Et dans la foule, des habitants de territoires ruraux sensibles aux services rendus par la vigne sur le plan environnemental se faisaient discrets lorsque les huées s’élevaient contre les écologistes. Le peuple vigneron était venu.
Des badauds, attirés sur la place de l’hôtel de ville par l’air de “griechischer wein”, cet hymne au vin grec devenu indissociable des ferias, découvraient surpris l’existence d’une nouvelle crise viticole. Mais ils ne se sentaient pas concernés. Dans l’ancien temps, tous les bras de la ville étaient sollicités pour les vendanges. La vigne faisait vivre le Midi. Le Midi a changé.
Le fossé est profond entre des viticulteurs aux mains râpeuses et à la peau tannée par le soleil et les badauds des Barques. Les premier voient des donneurs de leçons qui ne savent rien des difficultés du travail de la terre. Ils estiment ne pas recevoir ce que leur travail mérite, alors que d’autres ne méritent pas ce qu’ils reçoivent. Les seconds, parfois venus d’autres régions, voient des rustres volontiers violents roulant dans de trop belles voitures.
Les discours sont graves. Les délais administratifs, comme l’évolution des taxes, dessinent un État pour qui le secteur n’est plus une priorité. Pire, certains croient déceler une « nébuleuse dont l’idéologie souhaite notre mort » disent-ils. Les politiques de lutte contre l’alcoolisme ou les réglementations sur les pesticides sont vues comme autant d’agressions. Les vignerons ont fait un énorme travail pour améliorer leurs pratiques en matière de qualité et d’environnement. Chaque exigence supplémentaire se traduit en sueur mais pas en revenus.
Les discours réclament une préretraite pour les viticulteurs usés, une simplification du parcours des jeunes agriculteurs, un plan d’investissement pour l’accès à l’eau, l’encadrement des metteurs sur le marché et la prise en compte du rôle des viticulteurs dans la défense contre les incendies.
Le gouvernement promit des annonces pour le 2 février 2024.
Le 19 janvier 2024, le comité régional d’action viticole revendiquait une attaque à la bombe contre un bâtiment public à Carcassonne. Puis, en marge d’une journée de mobilisation du monde agricole, le 26 janvier 2024, des viticulteurs mirent le feu à un autre bâtiment public à Narbonne.
Les viticulteurs se déclarèrent satisfaits des annonces du gouvernement le 2 février.
Les départs en retraite se traduiront par des arrachages. Et les arrachages permettront de faire remonter les prix. De nouvelles cicatrices barreront nos paysages. La crise sera terminée. Temporairement. Un nouveau cycle s’initiera. Des vignes seront plantées dans un marché mondialisé pour profiter de l’aubaine. Arrivées à maturité leur production percutera une consommation moins dynamique. La crise reviendra.
Ces cycles sont intrinsèquement liés à la divergence entre les constantes de temps du marché et celles des vignes. Le marché va vite. La vigne est une affaire de temps long.
Les modèles économiques néoclassiques voient dans ces cycles des mécanismes régulateurs nécessaires. Un être humain y voit de la souffrance. Il existe d’autres modes de régulation. Un système assurantiel de solidarité pour faire face à ces crises prévisibles pourrait être une solution.
Mais les vignes ne sont pas que du vin. Elles portent avec elles des paysages, une culture et des manières d’habiter. Lorsque les aléas du marché et des vies professionnelles des exploitants laissent des cicatrices dans notre horizon, nous sommes tous blessés. Il est temps que l’évolution du paysage devienne un projet de territoire.
Alors la viticulture redeviendra une fierté. Et les badauds des Barques porteront à nouveau des banderoles dans les manifestations de vignerons.
Laurent Fabas pour le Clairon de l’Atax le 22/02/2024