Le drame : théâtre romain d’Ostie (photo Image par A Storey de Pixabay )
«Comment s’adresser aux gens de façon à ce qu’ils pensent leur vie autrement qu’ils ne le font d’habitude? C’est à cette question que le théâtre, qui est le plus complet des arts, répond avec une incomparable force », nous dit le philosophe Alain Badiou, notant également que « théâtre et philosophie, depuis leur naissance conjointe en Grèce, ont traversé, comme un vieux couple dont amour et querelles animent encore la vie, deux mille cinq cents ans d’histoire ». On trouve aujourd’hui des traductions et des éditions récentes de Platon ou d’Aristote dans tous les pays du monde et on y joue Sophocle ou Aristophane sans discontinuer.
Aimable et sensuel théâtre, reprend encore Lautréamont, soulignant le plaisir, l’émotion, l’espoir qu’exsudent les arts du spectacle vivant. Et il est vrai que si ces tragédies antiques n’ont pas pris une ride, de puissantes mises en scène modernes les ressuscitant pour le public contemporain, l’écriture théâtrale est elle aussi formidablement vivante, quelque ait été le sort réservé aux auteurs et acteurs, autrices et actrices chargés de la porter.
Et voilà qu’aujourd’hui, parce que nous traversons une période de crise nécessitant sans doute une sérieuse remise en cause de nos attitudes, nos comportements, notre façon d’envisager l’existence, quelques doctes leaders d’opinion nous font la grâce de nous avertir : il n’est pas essentiel. Il nous faut malheureusement arbitrer entre la santé pour tous et l’exercice de ce loisir qu’est le théâtre, rangé brutalement au rang des divertissements.
Ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. Chaque lycéen connait l’issue tragique de Molière, enterré dans la fosse commune sans aucun égard et surtout pas ceux attribués aux bons chrétiens. Il n’était pas essentiel, il était même nocif… Quand aux autodafés, ils sont pléthores dans l’histoire. Le livre ? Ah le dangereux adversaire de la tranquillité !…
Le théâtre est donc toujours, on le voit très souvent, en suspicion. De la part des religions aussi. Qu’elles se rassurent, à l’heure où nous écrivons, elles ont tous les droits de réunir leurs ouailles. Lui, non. De même toute nourriture corporelle reste encore possible, mais spirituelle, non. Monsieur, les bistrots sont fermés On ne va quand même pas ouvrir les théâtres, non ? Ils ont quand même pu s’exprimer, vos saltimbanques. Ne les a-t-on pas applaudi à tout rompre, ces fiers artistes qui se sont dévoués sous les balcons, lors du confinement pour ne pas sombrer dans l’immobilisme intellectuel. – Oui d’accord, mais les a-t-on payés ? – Euh !… Attendez, je me renseigne… Ah ben non, je ne crois pas… Mais pourquoi cette question?… Ils ne faisaient pas cela gratuitement ?…
Attention aussi à une autre idée dite résolument contemporaine, tendance dit-on chez certains élus progressistes. Elle fait son chemin sans grand bruit mais elle avance : tout le monde est artiste, il n’est donc point besoin de professionnels pour porter la parole théâtrale. Donnons simplement à chacun la possibilité de s’exprimer et cela suffira amplement.
C’est dans l’air. La philosophie n’y échappe pas et est, elle aussi, fortement ballottée. On appelle à présent philosophe tout chroniqueur, tout journaliste voire tout polémiste qui cause en public de n’importe quelle question. C’est la déchéance par inflation, s’énervent alors les vrais philosophes. Ils n’ont pas tort.
Ce “théâtre des Idées” dont parlait Antoine Vitez, celui qui démontre « la terrible complication de l’existence, dès lors qu’elle cherche à s’orienter dans la pensée, au lieu de se laisser aller à la monotonie des pulsions, des intérêts et des rivalités» n’a donc plus qu’à courber l’échine, accepter le verdict. Pas essentiel, madame ! Circulez, braves gens ! On n’a rien contre vous mais le problème, notre problème n’est pas là.
Redonnons donc la parole au philosophe Badiou pour nous défendre : « Comment une vie est-elle possible, qui parvienne à plier les corps à la joyeuse discipline inventive de quelques idées ? C’est exactement ce que demandent en notre nom et l’Œdipe de Sophocle, et le Hamlet de Shakespeare, et la Hedda Gabler d’Ibsen, et tant d’autres : le Goetz de Sartre, le Galilée de Brecht, ou le tandem du dealer et du client inventé par Bernard Marie Koltès dans sa pièce Dans la solitude des champs de coton. »
Patrick Chevalier pour le Clairon de l’Atax le 18/03/2021
Un théâtre “pas essentiel” en route vers la barbarie (Image par Peter H de Pixabay)