Technocratie : le pouvoir de la technique au détriment de celui du citoyen.

Alors que faire ? Comment résoudre l’impossible équation républicaine ? Si l’avis des experts n’est plus la référence ne peut on ressusciter ou réinventer quelques piliers de la démocratie, plus propres à assurer équilibre et harmonie ?

Platon veut confier le pouvoir aux philosophes (image GDj de Pixabay)

Le 12 décembre 1995, Pierre Bourdieu s’adresse aux cheminots grévistes à Paris en Gare de Lyon : «Je suis ici pour dire notre soutien à tous ceux qui luttent… Cette opposition entre la vision à long terme de “l’élite” éclairée et les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays; mais elle prend aujourd’hui une forme nouvelle avec la noblesse d’Etat qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans l’autorité de la science, économique notamment : pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seulement la raison et la modernité, mais aussi le mouvement, le changement, sont du côté des gouvernants, ministres, patrons ou “experts”; la déraison et l’archaïsme, l’inertie et le conservatisme du côté du peuple, des syndicats, des intellectuels critiques».
(Source : Extrait du discours de Pierre Bourdieu aux cheminots grévistes, Paris, Gare de Lyon, 12 décembre 1995).

Quelques mois auparavant, un éminent philosophe s’est lui aussi permis de s’exprimer sur cette même question : « Peu à peu, des clans parisianistes ont pris le contrôle des leviers de commande de l’État, réduisant toute initiative à un effet d’annonce, la soumettant à l’appréciation des sondages, voire de la mode. D’où une dictature sournoise de l’émotion, dans une atmosphère de cour ou de Bas-Empire, aggravée par une dérive monarchique dans le fonctionnement des institutions. »
Gonflé, l’orateur ! Maoïste ? Populiste ? Non : c’est le futur président de la République qui vient de parler. Jacques Chirac pour ne pas le nommer. Alors là, chapeau !… Si lui le dit !!…

Tentons de comprendre. Acceptons l’idée que la complexité s’impose de plus en plus aux décideurs, les conduisant au recours grandissant à l’expertise et donc par ricochet à une certaine «technocratisation» des gouvernements. Le monde change vite et se complique, nous sommes d’accord. Le grand nombre de thèmes sur lesquels les élus doivent légiférer ainsi que leur complexité croissante : mécanismes économiques, juridiques, connaissances scientifiques, imposeraient que les techniciens soient de plus en plus nombreux. Soit ! On veut bien !

Mais il y a autre chose à ne pas négliger : il s’agit de ne pas bafouer les principes mêmes de la République. Or on constate de plus en plus que les citoyens reprochent aux décideurs l’absence de projets d’avenir éclairés. Il apparaît également que les gouvernants donnent l’impression d’avoir perdu prise sur les réalités et de ne plus être en capacité d’agir, en particulier sur les évolutions qui se jouent à l’échelle mondiale. Ce qui génère un sentiment de peur, une façon de voir l’environnement intérieur et extérieur (les mutations de la société, la mondialisation), comme le lieu de tous les dangers. Cette peur s’exprime aujourd’hui couramment au travers des trois grandes valeurs du modèle républicain : liberté-égalité-fraternité, toutes trois considérées comme menacées. La «technocratisation» serait-elle ainsi devenue l’un des éléments responsables de l’appauvrissement du fonctionnement démocratique de notre société ?

Il semble aujourd’hui bien hasardeux d’écarter cette hypothèse en la qualifiant d’absurde. Les exemples de prise en otage de la démocratie sont nombreux : services municipaux prenant le pas sur la décision d’élus au nom de la faisabilité, lobbies trouvant porte ouverte partout à l’inverse de citoyens interdits dans les mêmes lieux, décisions prises à tous niveaux sans qu’il y ait eu débat en amont, Commission de Bruxelles toujours non élue, etc.. On ne peut s’empêcher de penser à l’année 1793 racontée par Hugo, au cours de laquelle s’opposaient chaque jour ou presque la Convention, le Comité de Salut Public et le peuple de Paris, trois entités ayant pourtant chacune leur légitimité reconnue. Le problème est donc vieux comme le monde.

À qui profite cette technocratie régnante ? Certes les techniciens fonctionnaires et les experts spécialistes dans tel ou tel domaine peuvent être appréciés dans leurs compétences et dans leur rôle pour éclairer le décideur. Mais leur représentation valorisée du «sachant», détenant la connaissance, se heurte aujourd’hui de front à un défaut de légitimité qui s’avère profond. Ce n’est pas le savoir qui est en cause, mais le comportement de «connivence» entre hauts fonctionnaires, experts et dirigeants. Comme si tout ce beau monde utilisait la complexité comme un moyen de garder le pouvoir et de le confiner au sein d’une élite de gens issus des mêmes milieux sociaux et qui se cooptent sans jamais être responsables vis-à-vis du peuple.

Le signataire de ces quelques lignes se souvient avoir lu il y a plusieurs années déjà. « Parce que nous vivons dans un monde complexe, les choix politiques devraient rester dans les mains d’une élite formée à la complexité et apte à prendre seule les décisions pour le peuple. » (1). Cette doxa fait son chemin, sans crier gare, éloignant de plus en plus ledit peuple de ses dirigeants. Sauf que tout cela est parfaitement contraire aux principes généraux sur lesquels repose l’idée même de République.

Alors que faire ? Comment résoudre l’impossible équation républicaine ? Si l’avis des experts n’est plus la référence (et encore on ne vous a pas parlé ici de connivences maintes fois constatées entre décideurs et experts au détriment des citoyens), ne peut on ressusciter ou réinventer quelques piliers de la démocratie, plus propres à assurer équilibre et harmonie et dépasser le recours systématique à cette expertise à double tranchant ?

Il semble bien « qu’une remise en cause du capitalisme prédateur, de la société de consommation qu’il engendre, ainsi qu’un plus grand éveil de notre sensibilité à la nature » nous soit indispensable pour éclairer les temps à venir, comme l’écrit Luna Garfiolli, philosophe (et non membre d’un quelconque lobby), dans la revue « Cause commune » du PCF.

Un prochain article tentera de lister quelques pistes, bonnes à étudier. Les notions de contrat, de cap à tenir, de responsabilisation des tenants des pouvoirs, de résurrection d’un certain suffrage universel au quotidien, devraient y figurer en bonne place. N’hésitez surtout pas, lectrices et lecteurs, à participer au débat via Le Clairon !

Patrick Chevalier pour le Clairon de l’Atax le 22/03/2022

 

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Notes
  1. in -Repenser la Démocratie-, vol 5 de Thierry de Briey[]
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1 commentaire

Almbert CORMARY

il ne faut pas oublier un aspect du débat qui est celui de l’expertise citoyenne. CV’est un phénomène quie nous avons pu constater dans les luttes contre les grands projets inutiles et imposés. Où l’on voit le peuple contester les experts sur leur propre terrain. Le plus emblématique a peut-être été Notre Dame des Landes mais j’ai pu l’observer sur le terrain à Port la Nouvelle…

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