L’éthique a-t-elle besoin de l’expérience pour se construire ?

En ces temps où le mensonge d’Etat semble proliférer dans certains pays étiquetés comme démocratiques et civilisés. Il nous a semblé intéressant de publier une réflexion philosophique sur les notions d’éthique et de morale par ailleurs fort débattues puisque la question de la morale en politique a fait et fait encore couler beaucoup d’encre. Voici le texte d’une jeune philosophe Lena Waag

Aristote (image CDA)

Dans un premier temps, nous tenterons de donner une définition de l’éthique, avant de répondre à la question, en appuyant notre propos sur les idées de certains penseurs.
Qu’est ce que l’éthique par rapport à la morale? «Morale» et «Éthique» semblent avoir la même signification. Le premier mot provient du mot latin mores et le second du mot grec ethos qui signifient tous les deux «mœurs».
Ces deux termes, par leur origine étymologique, sont équivalents, ce qui explique la difficulté à choisir l’un ou l’autre.
Mais il apparaît que ces deux termes prennent des sens différents :
La morale se réfère à un ensemble de valeurs et de principes qui permettent de différencier le bien du mal, le juste de l’injuste, l’acceptable de inacceptable, et auxquels il faudrait se conformer.
L’éthique quant à elle n’a pas de définition consensuelle et le concept oscille selon les auteurs, entre réflexion portant sur la notion de bien, et énoncé de règles normatives.
Nous proposons de qualifier d’éthique, la réflexion qui intervient en amont de l’action et qui a pour ambition de distinguer la bonne et la mauvaise façon d’agir. L’éthique n’est pas un ensemble de valeurs ni de principes en particulier mais une réflexion argumentée en vue du bien agir.
Elle propose de s’interroger sur les valeurs morales et les principes moraux qui devraient orienter nos actions, dans différentes situations, dans le but d’agir conformément à ceux ci. L’éthique est alors la recherche des fondements du bien agir.
Tout comme les individus, les sociétés font face à diverses problèmes moraux ou éthiques.
Par rapport aux valeurs morales (vues comme un ensemble de normes conformes à un groupe à dimension universelle et qui s’imposent à tous) le raisonnement éthique pose la question de savoir si les pratiques qui sont légitimées traditionnellement par le droit, la religion ou la politique valent la peine d’être reconnues. Il est possible d’opter pour une certaine objectivité en éthique : Boudon (sociologue) montre que le bon et le vrai peuvent exister indépendamment du temps, du lieu ou des intérêts.
Mais revenons à l’individu: La réflexion d’éthique se forge à partir du système de valeurs et des attitudes qui lui sont propres; le problème fondamental qui se pose à lui est centré sur la manière dont il tente de concilier consciemment la recherche de son intérêt personnel et le respect de celui des autres.
Les valeurs morales appartiennent au champ théorique. Pour Aristote, la theoria, connaissance des idées, est nécessaire. Elle est le guide nécessaire de toute action, notamment de l’action éducative, car elle seule règle la prudence en éclairant les choix sur ce qu’il est bon de faire.
Activité de ce qu’il y a de meilleur en l’homme, l’intellect est ce qui lui permet d’être la cause première de ses actes ; La theoria sert de guide à l’action concrète.

Mais comment s’acquièrent les valeurs et les attitudes d’un individu (son éthique) si ce n’est avec l’expérience de la vie au préalable? N’est-ce pas l’expérience du monde et la prise de différents points de vue qui lui permet de faire ses choix en vue du «bien agir»?

L’éthique, en tant que recherche des fondements du bien agir, doit se construire sur le champ de la praxis, (pour Aristote, la pratique ou l’action) c’est à dire les activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transforment le sujet; (Aristote insiste sur le fait qu’il ne suffit pas de connaître le bien pour bien agir). L’éthique relève donc surtout des faits humains, de l’action de chacun, et c’est là qu’apparaît la nécessité de l’expérience: Ce savoir faire acquis par la pratique -hors d’un enseignement théorique- va guider l’individu à faire certain choix plutôt que d’autres.
L’expérience désigne un fait, celui d’acquérir ou de développer la connaissance des êtres et des choses par leur pratique et par une confrontation de soi avec le monde; elle est aussi le résultat de cette acquisition: l’ensemble des connaissances concrètes acquises par l’usage et le contact avec la réalité de la vie.
C’est l’expérience qui forge la réflexion des êtres humains sur les valeurs qui orientent leurs actions, elle est donc essentielle à la construction de l’éthique. Le mauvais usage, l’erreur, l’échec bâtissent le monde et sont aussi une source potentielle de progrès de l’éthique.

Kant lui, laisse très peu de place à l’expérience dans sa pratique de l’éthique. Selon lui, la morale est du coté de la raison, elle suppose une faculté d’universalisation et s’oppose à tout ce qui en nous, est du domaine de la sensibilité (inclinaisons, désirs, sentiments)
Il manque à la morale Kantienne le champ de l’expérience sensible; elle n’est pas assez souple, elle suppose les notions de «devoir» de «loi» et contraint notre sensibilité.
Or, il est certain que c’est l’expérience qui garantit l’évolution de l’éthique.
L’évolution de l’éthique s’est caractérisée ces dernières années par une tendance à réexaminer et renverser les conventions morales qui présidaient à l’interaction entre les sexes, entre les êtres humains et les animaux, entre les êtres humains et leur environnement.
Prenons un exemple concret et très actuel : la crise du Covid-19 est une expérience que nous vivons tous, et une opportunité qui s’offre à nous de modifier notre attitude envers les espèces non humaines. Nous savons tous à présent qu’une telle promiscuité animale et humaine génère un environnement malsain, très certainement responsable de la mutation qui a permis au Covid-19 de se propager dans l’espèce humaine. Nous ne pouvons qu’espérer tirer des leçons de cette expérience et voir opérer très vite un progrès éthique, c’est à dire un progrès en matière de droits des animaux et de conservation de la nature, à l’heure où les intérêts vitaux des humains rejoignent très clairement ceux des animaux.

Pour Camus par exemple, l’éthique ne relève pas de la theoria, elle n’est pas toute faite -comme peut l’être la morale chez Kant-, mais elle est construite par les individus en fonction de leur expérience du monde et des choses.
Insatisfait de ce qu’il est, de sa condition, il s’efforce de réfléchir sur lui même, sur ses fautes et ses contradictions; Il connaît ses failles dans son rapport aux autres et son rapport à lui même.
Pour lui nous n’avons pas une éthique préconçue, (imaginée par avance sans jugement critique et sans expérience), ni des valeurs toutes faites données par une instance supérieure; mais nous avons à les créer, c’est là notre devoir absolu : le travail de tout homme est de «naître» aux autres.
Il y a pour chaque homme et femme, et c’est en cela que nous sommes tous «le premier homme» ou «la première femme», à fonder les valeurs sur lesquelles on va bâtir sa vie, son rapport aux autres, sa propre éthique (il ne s’agit pas de morale, qu’il dénonce, tout comme Nietzsche).
Pour lui il n’y a pas de morale, c’est à dire qu’il n’y a pas un mal et un bien apparent, d’où le concept de l’absurde, forgé dans Le Mythe de Sisyphe (1942), et repris dans L’étranger (1942).
(Chez Camus, l’absurde est la conséquence de la confrontation de l’homme avec un monde qu’il ne comprend pas et qui est incapable de donner un sens à sa vie, c’est précisément le divorce entre l’homme et sa vie)
il y a donc une éthique Camusienne à la fois de l’artiste, de l’homme et du citoyen, qui ne peut exister sans l’expérience de la vie.

Il apparaît donc que l’éthique ne peut se construire sans l’expérience.
Nous pouvons rapprocher cette idée du perspectivisme Nietzschéen, qui défend l’idée que la réalité se compose de la somme des perspectives que nous avons sur elle, autrement dit non pas d’une seule et unique perspective.
Le perspectivisme est le point essentiel de la démarche nietzschéenne : son regard bouge sans cesse et considère les choses selon des angles toujours différents. Voilà pourquoi on peut le croire incohérent, par exemple, de pourfendre le catholicisme en le considérant comme un grand «non» à la vie, puis d’en faire l’éloge, trois pages plus loin, comme porteur de force historique et d’implacable destin culturel. Mais toute confusion se dissipe si l’on se demande, à quel endroit et selon qu’elle tactique se tient Nietzsche. La vraie incohérence serait celle du théoricien pur et dur, comme le moralisateur, -qui prône un absolutisme moral- pour qui la question de la vérité se pose en termes binaires et suit le principe de non contradiction : une chose est soit vraie, soit fausse, et ne peut être les deux à la fois.
Or le philosophe ne cesse de changer de point de vue sur le même objet ; son avis devient autre car il dépend d’un lieu d’observation différent. Ce qui est directement lié à sa pratique assidue de la marche en montagne : les escarpements, les dénivelés modifient sans arrêt le panorama. C’est pourquoi il va jusqu’à conseiller, dans Ecce Homo, de «ne prêter foi à aucune pensée qui n’ait été composée au grand air, dans le libre mouvement du corps – à aucune idée ou les muscles n’aient été eux aussi de la fête» C’est donc l’expérience de la randonnée (qui peut sembler prosaïque) qui lui permet d’échapper à un point de vue étroit, comme l’idée d’un absolu moral qu’il rejette, en se plaçant lui même à différents points d’observations.
Notre dirigeant actuel, qui semble faire preuve d’agilité conceptuelle ne manquerait-il pas d’expérience pratique ? Le thème du philosophe roi a été introduit par Platon contre la démocratie Athénienne :
Si la philosophie doit régner, c’est parce qu’elle possède un savoir sur la justice qui n’a aucune commune mesure avec l’échange égalitaire des opinions. Que peut bien valoir l’avis du peuple (Que Platon déjà compare à un «gros animal» (comme une masse informe) plein de passions irrationnelles, face à la connaissance à laquelle accède l’amoureux des idées, le philosophe, celui qui sait?

Voici un autre philosophe qui refuse le partage des taches entre la pensée et l’action. Pour lui, l’expérience est essentielle à la construction de l’éthique.

Moshe Halbertal défend l’idée que l’éthique doit s’infiltrer dans l’espace militaire. Homme de gauche, intellectuel public, philosophe proche d’Avishai Margalit et de Michael Walzer – avec qui il défend le concept de guerre juste – c’est aussi, dans un Israël travaillé par ses tensions entre religieux et laïcs, un penseur écouté par les plus hautes sphères de l’armée.
En 2004 il a participé à une réécriture du code d’éthique de l’armée Israélienne. L’ancienne version avait révélé ses insuffisances lors de la première Intifada (1987-1993). Ce nouveau code éthique, qui n’est pas juridiquement contraignant, a un usage éducatif dans la formation des soldats et peut être aussi invoqué dans les décisions de cours martiales.
Ce code d’éthique de l’armée Israélienne est destiné directement au soldat : le code comporte les principes qui doivent orienter son action. C’est l’un des effets des nouveaux conflits dits asymétriques, comme en Irak, au Sahel, ou dans les territoires palestiniens : les conflits éthiques se posent en situation au niveau du soldat, et non plus au niveau hiérarchique le plus élevé.
Les guerres menées par Israël dans le passé étaient des guerres conventionnelles: des armées régulières se rencontraient sur un terrain délimité, et les questions éthiques étaient limitées au rapport avec les captifs de guerre ou aux dommages matériels. Aujourd’hui, on envoie un soldat dans un espace ou l’adversaire ne se distingue plus de sa population civile, et sa propre population est attaquée sans distinction – par des tirs de missiles par exemple. Ainsi les deux éléments de la guerre, le front et l’uniforme, s’effacent et laissent place à une guerre de tous contre tous, en tout lieu. Le champs de bataille est partout : un lieu de culte, un marché, une école transformée en base arrière… L’ennemi n’est plus identifiable et la guerre se mue en guérilla urbaine. Cela a des répercussions sur l’expérience du soldat: c’est à lui qu’incombent les choix qui étaient le fait des échelons supérieurs de sa hiérarchie. Imaginons qu’il voit quelqu’un sur un toit avec un téléphone, est-ce un citoyen effrayé ou un observateur? Ce qu’il tient dans la main, est-ce vraiment un téléphone ou un pistolet? C’est à lui de trancher dans l’incertitude et dans l’urgence, et de faire preuve de prudence. Dans chaque action le soldat doit mettre en œuvre une délibération, il est l’agent des principes. Mais pour qu’il ne soit pas paralysé et qu’il puisse s’approprier ces principes, il faut l’entraîner à affronter ce type de situation.

C’est donc l’expérience qui construit l’éthique.

Lena Waag pour le Clairon de l’Atax le 23/04/2020

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Publié par La Rédaction du Clairon de l'Atax

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