Une autre route qu’eux
« Plus c’est poétique, plus c’est réel »
G.P. F. Novalis
« Trenet sans qui nous serions tous des comptables »
Jacques Brel
Un poète, une nuit, un phare. Image par Willgard Krause de Pixabay Image par Willgard Krause de Pixabay
Lorsque j’ai acquiescé à la proposition d’écrire quelque chose pour l’anniversaire de la naissance de Georges Brassens, j’avais en tête la très belle chanson « Les Passantes », écrite d’après un poème d’Antoine Pol que j’écoutais en boucle au début des années 70, comme je le faisais du disque de Maxime Le Forestier comportant notamment l’évocation du « frère jamais eu ». Deux chansons, mélancoliques certes, mais lourdes de l’imagination, du jeu de faire exister, pour un instant, pour une consolation, des personnes croisées ou créées, « regrets souriants » comme aurait dit le tant aimé Baudelaire (1). Bien sûr, j’ignorais à l’époque que Maxime Le Forestier appréciait son aîné au point de reprendre toutes ses chansons (176), y compris celles que Brassens ne souhaitait pas publier ou interpréter quand le mot exact n’était pas trouvé ou ne lui convenait pas. La consultation de différents documents m’a permis de dépasser l’obsession des « Passantes » pour proposer des éléments qui me paraissent caractéristiques d’un auteur qui continue d’inspirer auditeurs et interprètes au-delà de toute commémoration.
La position poétique de Brassens dans le monde
Elle date de son enfance ou plutôt de son adolescence quand un professeur fait découvrir à la classe de 3ème tout particulièrement Villon, Baudelaire, Verlaine, Hugo. Le jeune Georges écrit des poèmes à 15 ans qui, selon son professeur, manqueraient de rigueur. Il n’empêche, son souhait, son désir fondamental est de devenir écrivain. Il publiera d’ailleurs deux petits recueils de poèmes et deux romans à compte d’auteur, avec l’aide de sa famille et surtout de Jeanne et Marcel, grands amis, bienfaiteurs et soutiens constants.
Son désir d’être poète est d’ailleurs renforcé par son grand goût pour Charles Trenet dont il connaît l’ensemble des chansons. Il écoute également du jazz et particulièrement Ray Ventura et Henri Crolla. Davantage, son enfance est toute baignée de chansons écoutées et chantées notamment par sa maman napolitaine, d’où, entre autres, les rythmes de tarentelles et de marches dans ses chansons. Il aimait tout de la chanson (2), travaillait le rythme, la musique, l’instrument (il changeait les cordes de sa guitare tous les soirs lors des concerts à Bobino car elles s’oxydaient systématiquement !). Il s’agissait pour Brassens de « trouver le bon accord au bon moment ». Il écoutait tout, s’imprégnait de toutes les musiques.
Lire, écrire pour vivre
Véritable boulimique de lecture, Brassens passe ses journées dans les bibliothèques, notamment celle du XIV ème arrondissement de Paris où il arrive dès 19 ans et où il résidera 30 ans durant. Ses modestes moyens et l’aide de Jeanne (3), lui permettent d’acheter des livres de poètes (d’occasion). Brassens refuse de travailler, c’est-à-dire d’occuper un emploi, en raison du caractère impérieux de son « besoin d’étude », de faire des chansons. Ces besoins d’écriture et de lecture réclament l’exclusion d’une vie de famille : « On ne peut pas entraîner une femme et une famille là-dedans. Se marier c’est le piège principal, c’est cesser d’exister ». Je ne sais pas s’il y a un lien avec cette citation mais l’on peut y penser quand on se souvient de cette catastrophique (et impressionnante épopée) de « La marche nuptiale ». En tous cas, c’est la condition pour Brassens que « l’âme pense » pour bien faire poèmes et chansons dans le travail constant.
Brassens, les femmes, les copains
« Quand j’aime c’est une fois pour toutes… Je ne cesse pas d’aimer… Je suis fidèle ». C’est certainement le cas quand on sait qu’il demeurera 22 ans chez Jeanne et Marcel Planche. Jeanne, sa maîtresse, de trente années son aînée, est aussi une sorte de mère de substitution : elle lui offre sa première guitare, croit en son talent, le « nourrit comme un chat », l’encourage et le loge, plus que modestement dans leur logement sans confort de l’impasse Florimont. Marcel, présumé l’« Auvergnat » de la chanson est d’une extrême bienveillance lui aussi.
En 1947, Brassens rencontre sur un marché du même arrondissement celle qui deviendra la compagne du reste de sa vie, Jo, Joha Heiman, femme estonienne qu’il appellera “Püpchen”. Jamais pourtant ils ne cohabiteront, se donnant des rendez-vous quotidiens.
« La non demande en mariage » lui est certainement adressée en hommage et accord avec son refus du mariage ainsi que je l’ai évoqué. C’est que Jo n’est « pas sa femme mais sa déesse ». Lui qui rêvait d’« une femme dans chaque port » troque ce fantasme d’aventurier contre une femme comme port d’attache… à distance raisonnable.
Quant aux copains, ceux de Sète qu’il conservera et reverra régulièrement à partir de 1953, ils font partie de toutes ses « vacances » en bateau, sur la plage et surtout sur l’étang de Thau. Pour eux, il a « des regards de tendresse pure ». Ce sont eux vraiment « Les copains d’abord ». De nombreux films d’amateurs témoignent de ces rencontres et sorties. Pour ces copains, il demeurera précieux et populaire, même si, comme dit l’un d’eux, il dit « parfois des mots qui t’envoient au dictionnaire ».
Brassens, l’anarchiste, le libertaire… humaniste, engagé
Après la Libération, Brassens passe deux ou trois années affilié à la Fédération Anarchiste. Bien qu’ayant quitté le statut d’« anar », il demeure libertaire. Il a lu Proudhon et Bakounine. Il a « horreur de la discipline », (hormis celle qu’il s’impose dans son travail de création), il refuse une « majorité qui s’imagine avoir toujours raison », les institutions (mariage, raison d’État), ainsi que les organismes prêts à le « récupérer » (Académie Française, regroupements de poètes). À la bienséance normative, il oppose ses chansons de « corps de garde ». Pour Maxime Le Forestier, c’est son humanisme qui caractérise l’auteur qui, allant du trivial au plus sophistiqué, entend se faire comprendre de chacun.
Pour clore mes investigations, je me suis tournée vers mon petit-fils Léo (10 ans et demi) et lui ai demandé ce qui lui plaisait et qu’il appréciait chez Brassens. Ce qui apparaît d’abord, me répondit-il, c’est « sa franchise, sa façon de dire ce qu’il pense sans peur, y compris quand il parle des flics pour les critiquer, alors même qu’il prend un risque ». Selon Léo, son « engagement » est à cet égard exemplaire comme l’est le fait qu’il soit parfaitement « compréhensible pour tous ». Cet engagement « communiste4 est courageux car il dit ce qu’il pense même si cela ne plaît pas au gouvernement. Et puis, il écrit bien ses chansons ».
Dans les propositions que je lui fais de mentionner ses chansons préférées, Léo cible d’emblée la dimension générale du propos de l’auteur et il me dit :
– « Le petit cheval blanc » parle du malheur quotidien, banal, auquel on ne fait pas attention.
– « L’Auvergnat » remercie tous ceux qui soutiennent.
– « Les copains d’abord » parle de solidarité.
– Quant à la « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », elle est très belle, très poétique, très bien écrite.
En résumé, pour Léo et pour beaucoup, Brassens est « un chanteur génial, ambitieux, courageux, engagé, solidaire » qui fait « bien passer ses idées dans ses chansons » et alors que ses « chansons ont l’air de parler de lui, elles reflètent le monde entier ».
Je rejoins ce collectif enchanté.
Sophie Masini pour le Clairon de l’Atax le 16/09/2021
Notes :
- Poète tant aimé de Brassens⇗
- L’on raconte qu’il connaissait plus d’une centaine de chansons à l’âge de 5 ans.⇗
- À laquelle il a dédié deux chansons : « La cane de Jeanne » puis « Jeanne ».⇗