Démocratie, aristocratie, technocratie

Au delà de la posture, porter la voix du peuple soulève de grandes difficultés méthodologiques.

aristocrate (Image par Clker-Free-Vector-Images de Pixabay)

« –Allons, nous sommes en démocratie ! » me dit une amie, par ailleurs élue.
« –Bien sûr que non. » lui répondis-je distraitement.
Elle fit la moue et sembla acquiescer.

Notre langue est pleine de vitalité. Elle se réapproprie les mots sans déférence. Mais parfois, lorsque le mot en ressort délavé, c’est le concept qu’il porte qui pâlit. Démocratie fait partie de ces mots malmenés. Son étymologie grecque associe peuple et gouvernement. Mais la volonté du peuple est un objet insaisissable. Dès lors, la démocratie ne peut être qu’un idéal. Nous prétendons l’approcher par l’élection de représentants qui porteraient cette volonté. C’est une aspiration vaine, selon Aristote : «Les élections sont aristocratiques et non démocratiques : elles introduisent un élément de choix délibéré, de sélection des meilleurs citoyens, au lieu du gouvernement par le peuple tout entier». Le grand penseur n’imaginait pas que la langue française moderne aurait dévoyé aussi le mot aristocratie et que sa citation empourprerait de fervents républicains. La condition première de la démocratie est l’égalité civique. Le représentant n’est légitime démocratiquement que parce qu’il est fondamentalement l’égal de ceux qu’il administre. Ce n’est pas le cas des élus. Ils accèdent de fait à une classe dominante. S’ils sont les meilleurs, ils sont des aristocrates au sens premier.

Dans notre République, nous choisissons donc de confier l’intérêt public aux “meilleurs”. Toute notre construction civique nous mène à concevoir ce principe comme naturel et sage. Les élus, pour être éclairés, s’entourent de spécialistes en administration, en ingénierie et dans chacun des domaines objet de leur gouvernance. Ces techniciens sont choisis pour leur rigueur et leur compétence. Ils sont parmi les meilleurs dans leur domaine. Leur maîtrise des arcanes administratives et leurs compétences scientifiques ou techniques leur permettent d’orienter les choix, ou même de proposer des non-choix à leurs élus dépassés, prenant de fait les décisions. Considérant qu’il était naturel et sage d’être gouvernés par les meilleurs, un courant de pensée proposa il y a un siècle un gouvernement technocratique dirigé par la science et la rationalité. Le référentiel pour évaluer un gouvernant glissant alors de la vertu civique à la compétence scientifique ou technique.
Force est de constater aujourd’hui que dans bien des domaines de l’action publique, les décisions échappent aux élus. Nous sommes dirigés par des technocrates.

Le mot technocratie a depuis acquis une connotation péjorative en étant généralement associé à un manque d’humanité. Les élus l’opposent volontiers au mot démocratie dont ils seraient les garants. Affirmer que nous ne sommes pas en démocratie est rarement compris comme une référence à Aristote. Ces mots reviennent aujourd’hui à endosser la thèse selon laquelle les techniciens et autres élites auraient usurpé le pouvoir légitime des élus. Lorsque les mots perdent leur sens, la pensée s’éteint. Si le mot technocratie est conspué, si le mot démocratie est vanté, nous le devons à des démagogues qui y ont trouvé un intérêt, celui de recueillir des suffrages. Les fondateurs de la République voyaient la démocratie comme une expérimentation chaotique venue des temps anciens. Aujourd’hui nous la concevons comme un idéal de société. Nous questionnons l’adéquation de nos institutions à son égard. Des expérimentations fleurissent et l’idée de ce que pourraient être des démocrates s’affine.

A petite échelle, l’autogestion fonctionne efficacement. Lorsque les individus deviennent masse populaire, les experts, les meneurs et les intrigants émergent. Les démocraties modernes sont fondées sur l’idée d’intégrer ces individus exceptionnels au système de gouvernance. Les experts qui s’intéressent au champ de l’action publique sont recrutés. L’élection est un moyen de détecter et d’absorber les meneurs. Les intrigants sont canalisés dans le système politique et ne conspirent pas contre lui. L’édifice est stable s’il sait recruter les meilleurs. Notre République ne sait plus nous en convaincre. La collision entre les attentes démesurées vis à vis de nos gouvernants et leurs erreurs très humaines, dont les médias se délectent, crée un rejet grandissant. Deux systèmes de pensées se font face pour y remédier. Confier le pouvoir à un homme providentiel qui remettrait tout d’aplomb, mais déléguer à un monarque la restauration de la République est un pari risqué. Ou refaire des citoyens des acteurs de la vie publique.

En termes de démocratie, dans la cinquième République le peuple n’a aucun pouvoir. Il ne peut que pousser au dessus de sa tête certains des siens. La sincérité guide beaucoup d’élus dans leur allégeance à l’idéal démocratique. Mais peu dépassent les formules creuses. Et ceux qui savent concrètement cultiver l’humilité et la transparence pour approcher l’égalité civique que suppose la démocratie sont l’exception. L’humilité n’est pas en effet un trait sélectionné par le processus électif. Se présenter revient à revendiquer sa supériorité. Être élu revient à voir les autres la reconnaître et plier devant elle. Il faut une force d’âme peu commune pour se penser alors et se comporter comme l’égal de chaque citoyen, pour renoncer à ce viril triomphe. Chaque fois qu’un élu dit ou laisse dire qu’il est le meilleur, ou le plus compétent, un démocrate s’éteint. Cet idéal est aussi fragile que les fées.

Au delà de la posture, porter la voix du peuple soulève de grandes difficultés méthodologiques. Lire dans les grondements et les silences populaires une marche à suivre favorise les choix de court terme. A l’opposé, certains ont foi en l’alternance des votes qui peut changer les représentants, pour approcher la volonté du peuple sur le temps long. Faire de la loi des grands nombres un principe d’organisation de la Cité, suppose d’en respecter les hypothèses. Le biais de sélection introduit par l’élection fait de l’alternance, au mieux, un moyen d’approcher la volonté des hommes éduqués d’âge mur. La solution la plus évidente serait de permettre au peuple de trancher lorsqu’il veut s’exprimer, par référendum par exemple. Mais les tenants du pouvoir n’en veulent pas. Il existe d’autres chemins à explorer. L’élu se voulant démocrate doit se défaire de ses idées préconçues. Il doit se donner les moyens d’engendrer le débat, d’écouter les citoyens et de reconnaître leur bon sens tout autant que les expertises. Puis, une fois éclairé, il est dans la position du juge de l’intérêt général. La plupart des élus négligent les deux premières étapes. Les experts de leurs services les y encouragent. Il faut être formé pour savoir accueillir des expertises citoyennes divergentes. Peu d’agents le sont.

La participation du public est un autre de ces mots délavés faute de savoir comment le mettre en pratique. Il faut construire en commun des règles et des procédures, et il faut à l’élu de la volonté. Certes l’irruption du citoyen dans les prises de décisions ne fera pas de notre système une démocratie au sens d’Aristote. Mais elle fera des élus le point focal de la construction des décisions en les plaçant au quotidien au centre du triptyque citoyen-élu-technicien. Alors le mot démocratie retrouvera un peu de son sens dans notre cinquième République.

A suivre et pourquoi pas à enrichir par vos contributions

Laurent Fabas pour le Clairon de l’Atax le 22/11/2021

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1 commentaire

Ce mercredi l Ostal occitan accueillait la présidente de l Assemblée Nationale Catalane qui a expliqué la situation et les aspirations du peuple Catalan … occasion d Echanges sur ce que signifie aujourd’hui autocratie et democratie au regard de la Sociocratie inventée en son temps par Auguste Comte … et le solidarisme cher à un autre régional Charles Gide …Autant de concepts déclinés en dissensus et consociation… bref y a du pain sur la planche pour reconstruire du commun ( du nous) d intérêt supérieur à la somme dès moi !

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