Fermeture du Théâtre de Ségure : lorsque l’État s’attaque aux citoyens

Photos association les Compagnons de Ségure

  1. Un coup de cœur puis un projet réalisé

Lorsque Murielle et Patrick Chevalier, tous deux professionnels du théâtre, prennent leur retraite en 2012, le temps est venu pour eux de réaliser un projet mûri depuis longtemps : créer un théâtre dans un lieu éloigné des équipements culturels et contribuer ainsi à la diffusion du spectacle vivant dans un territoire peu desservi (par la culture). Ils décident d’investir leurs économies dans ce projet et partent à la recherche d’un lieu propice. Ce lieu ils le trouvent dans les Corbières Maritimes sur le territoire de la commune de Tuchan, entre Tuchan et Palairac.

Il s’agit d’un vaste hangar qui aurait autrefois servi de forge puis de chai. Il est situé dans un lieu-dit « Segure » qu’il partage avec deux habitations situées à moins d’une centaine de mètres de part et d’autre. La transaction se fait chez le notaire en 2013. Pour la somme de 50000 euros hors frais. Dès l’acquisition du hangar, de nombreux amis du couple, issus des quatre coins de la France, aux métiers et compétences diverses, se mobilisent pour donner un coup de main au chantier considérable qui s’ouvre. Il s’agit de créer un théâtre recevant du public et donc de se mettre en conformité avec les normes de sécurité qui régissent ces équipements. Le permis de construire instruit par la DDTM, service de l’État est accordé le 8 décembre 2016.

Alors commence le temps de l’huile de coude qui permet d’économiser car tout est payé par les porteurs du projet, il n’y a pas un sou d’argent public dans cette construction. C’est aussi le temps des dons provenant de compagnies de théâtre amies qui font cadeau de matériels amortis, mais en bon état. L’association des Compagnons de Ségure se crée. Ce travail ne passe pas inaperçu des autorités, le conseiller vice-président du département et les maires des Tuchan et Palairac soutiennent le projet.

Le théâtre est enfin opérationnel au printemps 2017, avec, situé dans ses combles, un appartement destiné à accueillir les compagnies. Selon les estimations de ses promoteurs il aura coûté environ deux cent mille euros en matériel investi et presque autant en bénévolat valorisé à l’heure de travail.

L’activité du théâtre peut débuter en mars 2017. Il s’agit de proposer au public du canton et au-delà, des représentations faites par des professionnels du spectacle vivant, mais aussi de proposer aux artistes d’utiliser le théâtre comme lieu de création d’autant plus que des locaux sont aménagés pour abriter d’éventuelles résidences. Ceux-ci viennent de tous les coins de France, célèbres ou non, souvent par amitié avec les porteurs de ce projet. Il est décidé de faire des représentations de mars à octobre, avec en point d’orgue un festival de 4 jours à la fin du mois d’août.
C’est ainsi que pendant cinq saisons des spectacles se succèdent pour le plus grand plaisir du public. Certains sont créés sur place, notamment « Ségure au hasard du vent », création théâtrale qui porte sur l’histoire locale et qui par la suite donnera lieu à un film déjà diffusé et encore à faire connaître dans diverses salles du département.

A la fin 2021 le Théâtre de Ségure pouvait se prévaloir de plusieurs dizaines de représentations de théâtre, de concerts, de marionnettes, de contes pour adultes et enfants. Une bonne demi-douzaine de créations théâtrales ont été répétées puis inaugurées dans ce même lieu. Les résidences d’artistes se sont succédé au rythme de deux à trois chaque année et le festival en était en 2021 à sa cinquième édition, toutes inaugurées par les élus locaux et en fréquentation en hausse chaque année.

  1. Les ennuis commencent

Le contexte
Si l’installation du théâtre de Ségure est accueillie avec plaisir par une grande partie des habitants du canton, il n’en est pas de même pour une voisine du théâtre qui habite à une centaine de mètres en aval. Celle-ci a introduit auprès du TA de Montpellier dès janvier 2017, soit sitôt connue la délivrance du permis, une action en référé pour bloquer les travaux en cours, ainsi qu’une action sur le fond pour faire annuler ce permis de construire. Pour ce qui est du référé, le tribunal administratif de Montpellier la déboute, estimant le dossier régulier, mais réservant cependant pour l’avenir sa décision de fond. Il est à noter que le permis de construire était indispensable, compte tenu de la transformation du hangar de Ségure à usage agricole en établissement recevant du public (ERP de catégorie 5).

Pourquoi cet acharnement procédurier ?
Il semble que la vengeance soit à l’origine de la colère de la voisine : elle souhaitait acquérir le terrain d’assise du théâtre de Ségure et n’aurait pas supporté qu’il soit vendu à quelqu’un d’autre. Elle dispose en tout cas des moyens nécessaires à l’entreprise d’une aventure procédurière et engage un géomètre pour vérifier les cotes du théâtre afin de voir s’il est situé en zone à risque d’inondation. Ce sera son angle d’attaque car invoquer des nuisances semble plus hypothétique

Résultat du recours en tribunal administratif
Le 7 juin 2019 le tribunal administratif de Montpellier donne raison à la voisine et annule le permis de construire du théâtre de Ségure au motif que la dalle qui constitue le rez de chaussée du Théâtre se trouve à 19 centimètres !! en dessous du seuil règlementaire défini par un document d’urbanisme appelé PPRI (Plan de protection du risque inondation). Rappelons qu’en l’espèce ce seuil règlementaire est calculé à partir du niveau de la plus forte inondation connue, augmenté d’une hauteur de 20 cm. Faut-il préciser que lorsqu’on mesure la hauteur d’une crue on n’arrive jamais à une précision de l’ordre de quelques centimètres. Mais le règlement c’est le règlement, même lorsqu’il ne correspond pas toujours à la réalité et dans le cas précis le Tribunal administratif l’a interprété dans le sens le plus défavorable !

Que faire ?
La décision du tribunal administratif de Montpellier remet en cause le Théâtre de Ségure qui, doté d’un permis de construire en bonne et due forme, après avoir satisfait à toutes les demandes et règlementations administratives, fonctionne depuis deux ans et demi et a diffusé plus de vingt spectacles sans aucun incident et à la satisfaction de tous !
Après avoir pris conseil auprès d’urbanistes et d’un cabinet d’avocats spécialisés, le propriétaire du théâtre, appuyé par l’association des Compagnons de Ségure qui en assure le fonctionnement, décide de se pourvoir en appel auprès de la cour administrative d’appel de Marseille. Cette décision entraine 6000 € de frais d’avocats. Ceux–ci plaideront une interprétation abusive par le TA de la règlementation PPRI, notamment que le Théâtre ne se trouve pas en zone inondable et que le TA de Montpellier, au lieu d’annuler le permis de construire, aurait dû surseoir et demander au propriétaire des travaux afin de se mettre en conformité règlementaire.

Mais la cour administrative d’appel de Marseille confirme le jugement du TA de Montpellier
Par jugement du 9 mars 2021, la cour d’appel administrative de Marseille rejette le pourvoi en appel. Elle ne retient pas l’in-constructibilité du théâtre également développée par la voisine du fait de la carte communale et retenue par le TA de Montpellier lors du premier jugement, mais retient cependant le non-respect du PPRI par le propriétaire (les fameux 19 centimètres), ce qui lui permet de confirmer ce jugement du TA et donc l’annulation du permis de construire
Peu après cette décision de justice, un entretien avec le directeur des services de l’équipement du département de l’Aude informe le propriétaire du théâtre qu’aucune demande nouvelle de permis de construire, visant à mettre l’équipement en conformité avec la règlementation, ne sera instruite favorablement par ses services. Cela lui est énoncé de façon orale mais ne sera jamais écrit, malgré une lettre de ce même propriétaire souhaitant sortir de l’impasse, lettre restée sans réponse.
Cette fois le rejet se fonde sur un nouvel argument qui jusque-là n’avait pas été mentionné, ni dans le cadre de l’instruction du permis de construire par les service de l’Etat, ni par le tribunal administratif de Montpellier, mais qui est évoqué par la Cour administrative d’appel de Marseille dans son jugement : il s’agit de la sécurité des accès au théâtre, car la route de Tuchan à Palairac et une partie du parking qui permet d’accéder au théâtre, sont également situés en zone inondable « ce qui est de nature à mettre en danger les personnes soucieuses de quitter les lieux lors d’un évènement pluviométrique important ».

La justice a tranché : la règlementation interprétée dans sa plus grande rigueur ne tient pas compte de la réalité à savoir :

  • Les responsables du théâtre sont des professionnels du spectacle vivant, responsables de structures théâtrales, lui metteur en scène chevronné, elle chevalier des arts et lettres. A l’issue d’une longue carrière, saluée par les institutions culturelles, leur responsabilité n’a jamais été mise en cause. Ce ne sont pas des délinquants potentiels et ils ne vont pas convoquer le public en cas de prévision de crue d’autant plus qu’ils travaillent en relation constante avec les services des collectivités locales concernées.
  • Les spectacles présentés par le théâtre durent au maximum 3 heures, y compris les temps d’accès et de départ vers des endroits hors-eaux en cas d’évènement pluvieux : donc bien en deçà des délais fiables de prévisions météo.
  • La fréquence et la saisonnalité des spectacles se situent essentiellement en été, en dehors des périodes où se manifestent habituellement les crues importantes.

Dans ces conditions, retenir le risque d’inondation de la route relève d’une interprétation excessive, d’autant que la solution de relever le sol du bâtiment de 20 centimètres ainsi que la totalité du parking et l’accès entre ce dernier et le théâtre, ferait bel et bien sortir l’ensemble de la propriété du périmètre de la zone inondable. Or cette solution est tout à fait envisageable. Le propriétaire l’a toujours dit.

Compte tenu de l’intérêt public que présentent les activités du Théâtre de Tuchan, les autorités locales continuent cependant à lui apporter leur soutien.
C’est ainsi que Madame la maire de Tuchan, soutenue par le département de l’Aude et le maire de Palairac, avec l’accord tacite de la sous-préfecture de Narbonne, prend un arrêté dérogatoire pour autoriser la tenue du festival annuel de théâtre la 3ème semaine d’août 2020 et 2021. Cette décision est d’autant plus juste et sage que lors de la publication de la décision de la cour administrative d’appel la programmation du festival était déjà bouclée, les comédiens engagés, les équipements accessoires loués, etc. Un haut fonctionnaire de la sous-préfecture honore d’ailleurs le festival de sa présence.

Avril 2022, un courrier du nouveau sous-préfet de Narbonne, Monsieur Rémi Recio, enjoint par lettre Madame la maire de Tuchan de ne plus prendre d’arrêté dérogatoire en 2022 autorisant les activités du Théâtre de Ségure.
Le couperet tombe, le théâtre doit fermer. Il faut jouer ailleurs, un point c’est tout. Une fois de plus cette décision officielle tombe au moment où la programmation du théâtre est faite, les comédiens, les personnels et une bonne partie des frais engagés.

Est-ce la fin de l’aventure pour l’équipe bénévole qui anime le théâtre de Ségure ? Une décision de justice, provoquée par une voisine vindicative et procédurière peut-elle empêcher tout un canton peu desservi de disposer d’un outil de diffusion culturelle qu’il apprécie ? Quid de l’argent personnel investi par les propriétaires du Théâtre, suite au permis de construire accordé sur instruction des services de l’Etat ? Quid des 11.000 € payés par ces propriétaires au titre de la taxe d’aménagement ? Et quid du dévouement sans limite de l’association culturelle ?

De tout cela les services de l’État ne s’en préoccupent pas. Chacun, le nez dans le guidon, a suivi sa logique règlementaire particulière, sa propre conception de l’intérêt public au détriment de l’intérêt général…
Et comment ne pas penser que tous ces braves gens, abrités derrière leurs interprétations de la loi et des règlements, ne s’en lavent pas les mains lorsqu’on lit ce conseil désinvolte du directeur de la DDTM dans un courrier adressé à l’ancien Maire de Tuchan et au vice-président du Conseil départemental de l’Aude : « Peut-être que dans la démarche que vous entreprenez au titre du P.L.U., vous pourriez identifier d’autres sites potentiellement plus adaptés et qui pourraient convenir à la poursuite de l’activité. » C’est ne faire aucun cas de l’énorme travail réalisé par des bénévoles qui, sur la base du permis de construire instruit par cette même DDTM, ont investi leur force de travail et leurs économies sans en attendre un quelconque bénéfice matériel et qui, de plus, ne pourront même pas récupérer un sou de leur propre argent, sauf à prendre le risque de nouveaux frais en engageant une procédure en justice contre l’État pour réparation du préjudice moral et financier.

Faut-il faire un procès à l’État ?

 

Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 14/05/2022

 

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