Ces barrages qui tuent.

Saurons-nous à Narbonne tirer la leçon de la catastrophe de Derna en Lybie ?

Inondation (Image par 652234 de Pixabay)

Les 10 et 11 septembre 2023 une tempête méditerranéenne s’est abattue en Libye. Les précipitations brutales, nourries par le réchauffement climatique et aggravées par la rupture de deux barrages ont provoqué une myriade de morts. Littéralement. Dans la seule ville de Derna, plus de dix mille personnes ont été emportées par la fureur des flots. La Méditerranée continuera à restituer leurs corps pendant de longs mois. Le fracas et l’horreur de cet évènement sont masqués par l’autre grande catastrophe du moment, le séisme au Maroc.  Nous devons pourtant entendre l’avertissement. L’intensité des précipitations a été comparable à l’épisode bien moins mortel survenu en 1999 dans le Languedoc et le Roussillon. Oui, cela peut se produire en France…

En Libye

Derna est une ville méditerranéenne d’environ 100 000 habitants, avant la catastrophe, située à l’embouchure d’un cours d’eau intermittent, un oued. La ville est ancienne, elle existait déjà lorsque les grecs explorèrent la Méditerranée. Inondée en 1941, 1959 et 1968, elle fut protégée à partir de 1973 par deux ouvrages écrêteurs de crue. Leur défaillance catastrophique est la principale cause du bilan humain pléthorique de la tempête. L’oued de Derna draine un bassin hydrographique d’environ 700 km². Les deux barrages massifs en remblais ont été construits en enrobant un cœur d’argile compactée imperméable d’une carapace de rochers.
Le premier à l’amont, Abou Mansour, à environ 13km de la ville avait nécessité 104 000 m³ de matériaux.  Il s’élevait à 45 mètres au-dessus du lit de l’oued et faisait 130 mètres de large, d’après les données de l’entreprise belgradoise qui les a construits, Hidrotehnika-Hidroenergetika. Il devait retenir 1,5 millions de m³ d’eau.
Le second, à l’entrée de la ville, était bien plus massif avec un volume de 735 000 m³ de matériaux. Il mesurait 75 mètres de haut et 300 mètres de large et devait retenir jusqu’à 18 millions de m³ d’eau.
Ils ont tous les deux été balayés par la crue libérant brusquement toute l’eau accumulée et amplifiant considérablement le pic de crue qu’ils devaient écrêter.
Le travail des experts pour déterminer le déroulement précis de la catastrophe sera long. Mais il semble établi qu’une vague de plusieurs dizaines de mètres d’eau et de boue a déferlé sur la ville emportant des immeubles entiers avec elle et creusant de larges avenues de destruction à travers la ville.
Même les systèmes d’alerte beaucoup plus performants dont disposent les nations européennes auraient échoué à mitiger le bilan humain, la destruction a été presque immédiate ne laissant aucune échappatoire.
Des interrogations sur la solidité de ces ouvrages avaient déjà été formulées, y compris par les autorités libyennes. Mais l’entretien des barrages avait été négligé dans un pays ravagé par la guerre. La direction libyenne des barrages avait pointé des fragilités dès 1998. L’existence de fissures où l’eau pourrait trouver un passage inquiétait. Un infime filet d’eau sous pression aurait suffi à creuser un passage toujours plus large pour l’eau, menant à la rupture catastrophique de tout l’ouvrage. Il est trop tôt pour attribuer cette cause à l’effondrement des barrages.

Une autre cause potentielle de défaillance intervient si le volume maximum de stockage est atteint et que l’excédent surverse et arrache le couronnement. Par ravinement, tout l’ouvrage est alors emporté.

En France

En France, les barrages en remblais sont présentés comme une solution sûre, par opposition aux barrages en voûte. Ceux-ci sont des structures de béton qui redirigent les contraintes vers les appuis latéraux du barrage à la manière des arches d’une cathédrale. Le 2 décembre 1959 la rupture catastrophique d’un barrage en voûte au dessus de Fréjus avait entraîné la mort de 423 personnes. La mémoire de cet évènement reste bien présente dans le monde du génie civil français.
Les barrages en remblais rassurent davantage, avant Derna tout du moins. Ils comptent pour retenir l’eau sur leur masse formidable. Leur conception a évolué vers plus de sûreté avec des solutions pour contrôler la surverse et des améliorations structurelles.

Des barrages en remblais sont actuellement en projet en France.

construction d’un barrage en remblais  (Image par Dieter de Pixabay)

Narbonne est une ville méditerranéenne d’environ 55 000 habitants située à l’embouchure d’un cours d’eau intermittent, un rec. La ville est ancienne, elle existait déjà lorsque les grecs explorèrent la Méditerranée. Inondée en 1965, 1992 et 1994, un projet actuel envisage de la protéger par deux ouvrages écrêteurs de crue. Le syndicat mixte du delta de l’Aude (SMDA) prévoit de construire deux ouvrages massifs en remblais au dessus de la ville venant compléter un ouvrage écrêteur plus ancien dont la défaillance catastrophique a provoqué l’inondation de 1994. Le rec de Veyret draine un bassin hydrographique d’environ 60 km², une superficie environ 10 fois moindre que celle drainée par l’oued de Derna.
L’ouvrage le plus important, l’ouvrage écrêteur de crue de la plaine de Montredon mesurera 17 mètres de haut pour 240 mètres de large. La retenue d’eau formée aura une contenance maximale de 1,5 millions de m³.

Évidement la catastrophe libyenne pose la question de la sécurité des ouvrages projetés. Un barrage nécessite de l’entretien, quel que soit son type. Le type de défaillance crainte par les autorités libyennes peut être générée par les variations hygrométriques. Une longue période de sécheresse suivant une mise en eau de l’ouvrage écrêteur peut suffire. Ce sont précisément le genre de phénomènes extrêmes que le changement climatique semble nous promettre. Il convient également de se méfier des galeries générées par les racines et les animaux fouisseurs, ainsi que de l’action chimique de l’eau sur des éléments en calcaire. Un barrage en remblai nécessite une vigilance constante.
Or, le rec de Veyret a déjà inondé Narbonne en raison du manque d’entretien d’un barrage, en 1994. Ce risque n’est pas l’apanage des pays troublés.
J’étais adolescent. La montée des eaux fut très rapide comme un piège qui se resserre. Je garde gravée l’image de mes deux sœurs seules dans notre maison inondée, remontant la rue l’eau jusqu’à la taille pour nous rejoindre. La grande tenait la main de la petite. La petite serait sa poupée. Il n’y eut pas de morts ce jour là.
Quelques années plus tard, en 1999, le remblai de la voie ferrée de Bize-Minervois à Sallèles d’Aude était emporté par une crue de l’Aude. Lors de cette crue exceptionnelle il s’était comporté comme un barrage. A Cuxac d’Aude les habitants furent surpris. 5 d’entre eux périrent.

Ceux qui gardent la mémoire des évènements ayant ravagé les basses plaines de l’Aude regardent depuis longtemps avec inconfort le projet du SMDA. Ce projet prévoit d’échanger pour 40 millions d’euros une chance sur 100 d’être mouillés contre une chance sur davantage d’être endeuillés.
S’il existe une alternative offrant un niveau de protection comparable, et la renaturation du cours d’eau semble une bonne piste, elle doit être explorée et préférée, même s’il faut refaire quelques ponts.
Cet évènement tragique permettra-t-il aux élus et aux techniciens de relever la tête et de se poser les bonnes questions ? La Libye a quelque chose à nous enseigner.

Laurent Fabas pour le Clairon de l’Atax le 18/09/2023

 

Pour en savoir plus sur le barrage Lybien

https://www.hidrotehnika.rs/en/libya/wadi-derna/

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