Au départ les « winstub » strasbourgeoises (1) étaient des débits de boisson où l’on servait surtout du vin, généralement en pichets. Beaucoup de ces « winstub » écoulaient autrefois le vin produit par la famille du tenancier ou issu de son village d’origine. Ils étaient fréquentés par des habitués de toutes conditions sociales qui appréciaient leur cadre chaleureux. Souvent la patronne ou le patron, animaient le local et devenaient eux-mêmes une attraction. Lorsque les discussions s’éternisaient, ou lorsqu’une petite faim commençait à poindre, les clients pouvaient déguster de petits plats, pas chers et roboratifs.
Ces « winstub » ont progressivement étendu leur cuisine au registre plus large de la cuisine alsacienne bourgeoise, où trônent en vedettes incontestées les choucroutes. Cette tendance s’est renforcée avec le développement de la vocation touristique de Strasbourg, ville réputée à la fois pour la beauté et la variété de son cadre bâti historique et contemporain, mais aussi en raison de la présence d’institutions européennes majeures (″Strasbourg capitale de l’Europe″). En plus, un marketing astucieux a fait de Strasbourg la ″Capitale de Noël″.
Depuis la fin du XXème siècle l’afflux touristique a profondément modifié les « winstub ».
L’activité « restaurant » a pris le pas sur l’activité débit de boisson tandis que les cartes déclinaient une variété de plats censés représenter le folklore culinaire alsacien. L’aubaine touristique a dopé les winstub en « machines à cash » rachetées progressivement à leurs anciens propriétaires par des groupes financiers. Les habitués étaient remplacés par des clients bientôt transformés en consommateurs d’une cuisine standardisée.

La façade du « Pigeon » (photo S. Kelishadi)
L’actuel restaurant « Le Pigeon » était déjà une taverne en 1530
Moins célèbre que la maison Kammerzell (construite en 1427 et située au pied de la Cathédrale), le bâtiment du restaurant « Le Pigeon » est déjà connu en 1532 sous le nom de « Zur duben » (au pigeon).
Sur un rez-de-chaussée en pierre sont construits trois étages aux murs en pans de bois, selon une technique traditionnelle en Alsace. La façade date de 1580 : elle comporte dans la partie basse des médaillons en bois sculptés. Les baies et fenêtres sont de formes et dimensions différentes selon les étages.
Dès 1530 cet immeuble est exploité comme taverne. Le bâtiment va être remanié aux XVIème, XVIIème, et XVIIIème siècles. Quant à la sale de restaurant, sa décoration intérieure est typique de la fin du 19ème siècle, début 20ème siècle.
C’est en 1964 que la famille Danicher s’y installe pour y pratiquer jusqu’à nos jours une cuisine alsacienne traditionnelle, dans une ambiance qui perpétue les winstub d’autrefois.

Le chef Roger Danicher (photo S. Masini)
Roger Danicher, est le patron actuel de ce lieu historique.
Il n’a pas cédé aux tentations du « food business » et vendu son âme et son local. Mais il a su préserver toutes les traditions de la cuisine alsacienne qu’il décline dans tous ses aspects, selon les saisons et selon le marché (*). Sa cuisine est fine, précise, il emploie des produits dont la qualité et la fraîcheur se ressentent jusque dans l’assiette, car pour se ravitailler, l’utilisation de circuits courts n’a jamais été interrompue depuis 1es débuts familiaux en 1964.
Bien que n’habitant plus Strasbourg depuis longtemps, je retourne quelquefois dans ma ville d’origine. J’y fais alors aussi souvent que possible une visite au « Pigeon », winstub que je pratique depuis près d’un demi-siècle. Cette fois-ci, au début du mois de mars 2024, j’y ai dégusté une -Canette aux baie rouges, chou rouge et pommes de terre à l’étouffée- (Eh oui, c’est aussi une recette de la cuisine alsacienne). Oh merveille, j’ai retrouvé les odeurs et les saveurs de mon enfance !
Et que dire du vin, celui que je déguste depuis des années : le Klevner d’Heiligenstein, jaune doré et fruité, un pur délice…
Et comme d’habitude le repas s’est déroulé dans un espace-temps léger, amical, paisible. Il faut dire que cette ambiance sereine doit beaucoup à l’accueil et au service souriant, assurés par Michelle l’épouse du chef et par Aurélie leur fille. Un petit paradis de quiétude savoureuse !
Situé au 23 de la rue des Tonnelier, à 300 mètres à vol d’oiseau de la cathédrale, mais dans une rue moins perturbée par les déplacements massifs de touristes, « Le Pigeon », est un lieu de sérénité et de volupté à ne pas manquer. Mais ne le dites pas trop autour de vous chers lecteurs.
Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 19 / 03/ 2024
(*) Jambonneau sur choucroute, jarret braisé, fleischschnaka, paupiettes, baeckeofe, escargots à l’alsacienne, coq au vin, Canette aux baie rouges chou rouge et pommes de terre à l’étouffée, quenelles de foie, coq au riesling, etc.
Notes
- win = vin ; stub = la pièce de vie où se réunissait la famille dans les maisons traditionnelles de la campagne[↩]