Électeur mais citoyen

il s’agit de repenser la participation citoyenne à la lumière des exigences d'une délibération véritable et faire de l'espace public un véritable creuset de la décision démocratique.

Dans une démocratie qui mériterait ce titre, le citoyen est le centre du processus décisionnel. Pourtant, de nombreuses dérives politiques et institutionnelles ont progressivement éloigné les citoyens de leur rôle actif. Pour la plupart des français, être citoyen équivaut à disposer du droit de vote. Un droit de vote que beaucoup n’exercent plus. Mais être citoyen c’est d’abord être acteur de la cité. Et cette action peut prendre bien des formes.

Urne électorale (Image par Tumisu de Pixabay)

 

En France, en 2024, le citoyen se contente de voter lors des élections, tout en demeurant largement inerte dans la sphère publique entre deux scrutins. Hannah Arendt (1) dénonçait déjà, il y a plus d’un demi-siècle, le retrait des citoyens de l’espace public et la montée du conformisme. Selon elle, la passivité politique conduit à la disparition de la capacité d’action collective, transformant les citoyens en spectateurs dépolitisés.

Réduire la citoyenneté à l’acte de voter, c’est en faire un exercice essentiellement symbolique. Le vote se mue en un rituel d’allégeance aux institutions et éventuellement à une philosophie politique incarnée par un parti. En effet, sous la Vème République, les citoyens ne sont que très rarement appelés à s’exprimer sur des questions concrètes. Les élus sont des inconnus. En France, peu de citoyens reconnaissent leur député lorsqu’ils le croisent dans la rue. Et nombreux sont les exemples où les élus font des choix auxquels leurs électeurs ne s’attendaient pas. Les citoyens sont largement exclus des processus décisionnels, et une fois le bulletin déposé dans l’urne, les décisions cruciales sont prises sans leur implication. Les pouvoirs étendus du Préfet sous la Vème République ne sont pas étrangers à ce sentiment. Ces fonctionnaires ont un lien très ténu avec le vote des citoyens, suite à plusieurs nominations successives. Pourtant leurs décisions s’imposent…

Ce mécanisme contribue à un sentiment d’impuissance généralisée. Nombreux sont ceux qui estiment que leur vote n’a pas de véritable impact, que les responsables politiques opèrent dans une sphère détachée de la réalité quotidienne des électeurs et, parfois même, de la volonté exprimée lors du vote. Le refus obstiné du président de la République de confier la formation du gouvernement à la coalition victorieuse des élections législatives de 2024, le Nouveau Front Populaire, illustre spectaculairement la réalité de cette dérive. Cette impression d’être des spectateurs plutôt que des acteurs de leur propre destinée nourrit un désengagement politique croissant, ainsi qu’une méfiance profonde à l’égard des institutions. Hors de la capitale, cette déconnexion est souvent exacerbée par le sentiment que les préoccupations locales sont négligées à l’échelon national.

La citoyenneté passive n’est pas sans conséquences délétères pour la vitalité démocratique. Elle ouvre la voie à des formes insidieuses d’autoritarisme, car lorsque les citoyens se retirent de la scène politique, les gouvernants se sentent moins contraints de rendre des comptes. Ce désengagement favorise également la montée de l’extrême-droite, les électeurs cherchant à exprimer un mécontentement radical que des mouvements comme le Rassemblement National savent capter et exploiter.

Les partis politiques et les élus portent une responsabilité certaine dans cette perpétuation de la passivité citoyenne. En concentrant leurs efforts de communication sur les périodes électorales et en négligeant les initiatives de consultation citoyenne entre les scrutins, ils renforcent l’idée que la politique est un événement ponctuel. À Narbonne, comme ailleurs, les partis traditionnels peinent à impliquer les citoyens, et les rencontres organisées à cet effet par certains élus, s’apparentent davantage à des exercices d’autocongratulation qu’à des espaces de débat réel.

De surcroît, l’opacité des décisions politiques et le manque de transparence des élus dissuadent toute tentative d’engagement citoyen, alimentant une défiance latente à l’égard des institutions. Par exemple, il a fallu six années aux riverains du Rec de Veyret pour obtenir communication des études d’aménagement hydraulique concernant ce cours d’eau. Mais parfois cette dissuasion prend une forme plus active.

Beaucoup, à Narbonne comme dans nombre d’autres villes, craignent de se mêler des affaires publiques par crainte de répercussions. Hubert Mouly dénonçait en 1970 un climat d’autocensure instauré par la municipalité socialiste d’alors, en s’appuyant sur le poids considérable du secteur public dans l’économie locale. Devenu Maire, lui et surtout ses successeurs, furent accusés des mêmes dérives, menant à l’impression qu’il n’y avait ici pas d’alternative possible. Ce thème a aujourd’hui été largement repris par le Rassemblement National pour dénoncer tous les pouvoirs en place. Ces répercussions alléguées pouvaient aussi être d’ordre administratif, par exemple dans le cadre d’une demande de permis de construire. Pour que la rumeur se propage, la factualité des éléments rapportés n’est pas déterminante, leur crédibilité suffit. Les anecdotes ne manquent pas dans la région où un édile glisse dans une réunion publique qu’il connaît l’adresse de son interlocuteur un peu trop insistant, ainsi que celle de ses parents, dans le but de clore un argument. Les exemples sont légion où, même si il faut supposer que l’élu ne pensait pas à mal, ses paroles rappellent le pouvoir qu’il détient sur ses administrés. L’accès restreint à l’information publique est souvent un outil pour préserver le statu quo. Les citoyens perçoivent de tout cela qu’ils ne peuvent participer efficacement à la prise de décision.

L’éducation politique

Les français seraient des passionnés de politique. Les émissions télévisées qui s’y consacrent sont légion et tout le monde a un avis sur tel ou tel politicien vedette. Il s’agit rarement d’un avis construit sur ses idées mais plutôt d’une appréciation « Celui-ci je l’aime bien », « celle-là je ne l’aime pas ».  Pour éliminer l’un des deux termes lors d’un vote, il n’en faut pas davantage. Mais donner un mandat dans le cadre de la Vème République emporte davantage de conséquences que d’élire le plus beau flamant rose de la réserve africaine de Sigean.

D’aucuns expliquent que les français ne seraient pas assez matures pour que la voie référendaire soit davantage utilisée. Ils donneraient leur avis sur celui qui pose la question, en espérant le faire démissionner comme le Général de Gaulle en son temps, plutôt que sur la question elle-même.

Cette conception de la démocratie est forgée dès l’école avec l’élection des délégués de classe. Les cours très théoriques sur les institutions noient cette notion essentielle dans nos souvenirs collectifs, quelque part entre la guerre de Cent Ans et la déforestation de l’Amazonie. L’éducation politique est renvoyée hors de l’école comme le catéchisme est renvoyé à l’église. Aucune loi ne l’interdit mais assurer une juste représentation des courants et une distance critique appropriée générerait des polémiques dont l’Éducation nationale se passe bien. La formation politique des jeunes citoyens se fait traditionnellement en continuité ou en opposition avec celle de leurs parents. Les associations, les syndicats et bien sûr les partis font un travail énorme sur ceux qu’ils arrivent à toucher. Mais souvent, cette formation ne se fait pas. Les politiciens n’étant alors vus que comme des vedettes qui fascinent.

L’éducation politique ne doit pas se limiter à l’enfance ou à la jeunesse, elle doit aussi concerner les adultes. Les adultes sont souvent confrontés à des défis concrets de la vie citoyenne (vote, participation aux associations, revendications locales), mais sans nécessairement disposer des outils nécessaires pour s’impliquer activement. Organiser des programmes de formation continue pour adultes, comme des sessions d’information sur le fonctionnement des institutions locales ou sur la manière de participer à des débats publics, peut réengager des citoyens qui se sentent déconnectés de la politique. Il s’agit à proprement parler d’éducation populaire.

La participation du public

Si la citoyenneté ne se limite pas au vote, il aura fallu l’émergence des questions environnementales pour que des modalités de participation des citoyens aux prises de décision soient inscrites dans la loi. En 1983, la loi Bouchardeau imposa l’organisation d’enquêtes publiques avant la réalisation de projets susceptibles d’affecter l’environnement. En 1998, la convention d’Aarhus étendit les exigences de transparence et de participation du public à tous les processus décisionnels ayant une incidence environnementale.  Elle leur conférera également le statut de norme internationale.
Les questions environnementales ont été pionnières parce qu’il s’agit d’un domaine complexe où les choix publics touchent directement à la qualité de vie. La participation du public assure un contrôle externe fort et une vigilance particulière à travers une analyse et une consultation approfondie. Ce rôle donné à l’expertise citoyenne est à la fois valorisant et excluant. Un État centralisé sur le modèle de la Vème république peine à admettre l’existence d’expertises externes, mais la loi met en place des mécanismes qui peuvent l’y contraindre. Les détenteurs de cette expertise sont donc valorisés. Comme l’avait déjà noté Pierre Bourdieu(2), les mécanismes de domination symbolique et la concentration du capital culturel rendent l’accès à la participation inégal. Les citoyens les moins dotés en ressources éducatives et/ou économiques ont souvent du mal à se faire entendre dans des cadres où le langage et les règles du jeu sont façonnés par les élites politiques et technocratiques. Ils s’en désintéressent. Ainsi, les consultations citoyennes tendent à renforcer les inégalités plutôt qu’à les réduire. Néanmoins, la participation citoyenne assure une plus grande légitimité aux décisions, notamment face à des intérêts économiques puissants.
Dans les sphères considérées comme plus « stratégiques », la fiscalité ou la sécurité par exemple, l’État, et les collectivités rechignent à donner un rôle plus actif au citoyen.

En des matières moins sensibles, tout un arsenal de procédures regroupées collectivement sous le vocable de « démocratie participative » a été mis en place. Conseils de quartiers, comités consultatifs, référendums locaux, budgets participatifs sont autant d’outils avec lesquels les élus et les gouvernants cherchent à impliquer les citoyens dans la vie publique.
Leur succès est, dans le meilleur des cas, modeste. Ainsi en 2023, 21 218 Audoises et Audois se sont exprimés dans le cadre du budget participatif du département de l’Aude, soit 5,64 % des administrés.

Lorsque les citoyens sont invités à s’exprimer sur des sujets de fond, le cadre est formel. Lors de réunions publiques ou à travers des plateformes numériques de consultation, lorsqu’une réponse est formulée, elle l’est en général sur le ton de la pédagogie et n’ouvre pas la possibilité de poursuivre l’échange, même lorsque la réponse est hors sujet. Les porteurs de projet cherchent à justifier leur projet et pas à l’enrichir.

Selon Habermas (3), la délibération véritable nécessite des échanges ouverts, rationnels et non biaisés entre les citoyens et les décideurs politiques. Or, dans de nombreux cas, ces dispositifs de participation ne répondent pas à ces critères : ils restent souvent des outils technocratiques où les citoyens sont davantage écoutés que véritablement entendus. Habermas souligne que la participation ne peut être authentique que si elle permet aux citoyens d’influencer réellement les décisions prises au nom de la collectivité, ce qui est rarement le cas dans les démocraties contemporaines où les échanges se limitent souvent à une « illusion de délibération ». Beaucoup imaginent que faire mieux est une aspiration vaine car la mise en œuvre pratique de la conception d’Habermas amènerait très vite à des réunions interminables et répétitives. En outre, la temporalité même de ces processus pose problème. Les citoyens sont souvent appelés à participer a posteriori, c’est-à-dire une fois que les grandes lignes des décisions ont déjà été définies. Cela conforte l’idée que la participation n’est qu’un rituel destiné à légitimer des décisions déjà entérinées.

A Narbonne en 2024, des élus municipaux et des membres de conseils citoyens, théoriquement les mieux informés des citoyens de la ville, s’étonnaient qu’aucune orientation et qu’aucun élément n’aient été soumis au débat public pendant la phase de concertation réglementaire, avant que le projet final ne soit soumis au vote du conseil municipal. Cette anecdote illustre bien cette distance entre l’invocation formelle de la participation et la réalité de l’accès à l’information et à la décision.

Le rôle de la presse

La démocratie nécessite un espace public, une agora où les opinions s’aiguisent. L’instantanéité des communications a créé les conditions d’une conception nouvelle de cet espace. La presse n’est plus un support, ou le prétexte, de discussions entre simples citoyens. Des commentateurs professionnels fournissent en temps réel leur interprétation des nouvelles. Dans le vacarme assourdissant des empires médiatiques, la voix des citoyens est inaudible, alors ils sont réduits à écouter. 

Les médias façonnent les perceptions, les discours et les modes de participation à la vie publique. Le murmure inquiet de la démocratie se perd dans ce brouhaha. Le politologue Bernard Manin (4) décrit comment le citoyen s’atrophie en spectateur dont le seul rôle est de juger les gouvernants à travers le prisme médiatique. L’agora, jadis place publique vibrante où s’échangeaient idées et opinions, se métamorphose en un théâtre d’ombres où s’agitent les marionnettes des puissants. Des milliardaires, nouveaux seigneurs de l’information, tissent des empires médiatiques, taillés sur mesure, pour servir leurs ambitions. Les rédactions, soumises à la loi du profit et de l’influence, s’alignent docilement, transformant l’information en marchandise et le débat en spectacle.

A leurs côtés, une vieille garde de médias d’État, héritière du ministère de l’information, continue de chanter les louanges du pouvoir. La critique, éteinte par des décennies d’autocensure, y est timide, presque absente, tandis que l’investigation bute contre des murs d’opacité. L’information devient discours officiel, vérité unique imposée à des citoyens réduits au silence.

L’avènement des communications numériques a ouvert une aire d’abondance de l’offre médiatique. Jamais autant d’opinions diverses portées par des radios indépendantes ou par des journaux numériques n’ont été accessible à chacun. Pourtant les algorithmes nous acheminent avec obstination vers un petit nombre de médias uniformes et concentrés.

L’uniformisation et la concentration des médias nationaux, décriées par Pierre Bourdieu (5) appauvrit le débat public en restreignant la diversité des perspectives présentées. La pluralité des opinions s’asphyxie dans cet étau.

Les médias touchent au cœur de la démocratie en choisissant à quelle personnalité ils donnent de l’audience. Ils peuvent faire le choix du cordon sanitaire en n’accueillant pas de personnalités portant des projets contraires aux principes de la démocratie libérale, comme en Belgique francophone. Ils peuvent au contraire ouvrir leur antenne à des repris de justice, condamnés pour incitation à la haine en prétendant miser sur la liberté d’expression et la vertu du débat pour défendre la démocratie. Lorsque l’espace médiatique explose en une constellation de bulles informationnelles, chacun se replie dans ses certitudes, nourri par des algorithmes qui flattent ses préjugés et chassent toute contradiction. Le dialogue se fige, la confrontation des idées s’étiole, et la démocratie, privée d’oxygène, suffoque.

La presse locale, ancrée dans un milieu défini par la géographie plus que par les idées, ne parvient pourtant pas à échapper à ce mouvement. Désertée par les lecteurs, elle a subi une vaste opération de concentration permettant de réduire ses coûts. Plusieurs titres partagent la même rédaction. Par exemple, La dépêche du Midi, le Midi Libre et l’Indépendant  font partie du même groupe de presse. La diversité des titres présentés par les buralistes masque un monopole sur l’information locale qui n’essaie même plus de jouer son rôle de contre-pouvoir. Elle peut même, au contraire, limiter dans ses colonnes l’espace dédié aux oppositions et présenter les puissants sous un jour flatteur en utilisant ses propres titres comme caisse de résonance. La différence entre la presse libre et les médias de propagande gratuits, édités directement par le Maire ou le Président d’une collectivité s’estompe. Les citoyens sont exposés à un unique discours en forme de panégyrique à la gloire des pouvoirs en place. La presse locale, mal guidée, s’enfonce dans le chemin de l’obsolescence.

Pourtant, la presse locale parle à tous, en contant les exploits sportifs des lycéens ou en évoquant les drames locaux, elle touche les citoyens sans distinction d’opinion politique. En ouvrant ses colonnes à l’impertinence, à l’expertise, à la contradiction et en utilisant le poids de ses questions pour assurer la transparence des décisions publiques et de leurs motivations, la presse locale pourrait se révéler d’utilité publique.

Selon Jürgen Habermas, la sphère publique se constitue par la circulation de discours rationnels et critiques, où les citoyens peuvent évaluer les actions des gouvernants et les propositions politiques. Les médias, dans cette perspective, agissent comme des catalyseurs de la formation de l’opinion publique. Ils fournissent les informations nécessaires pour que les individus puissent exercer leur citoyenneté de manière éclairée, prenant ainsi des décisions basées sur une connaissance effective des enjeux politiques, économiques et sociaux.

La démocratie ne se joue pas seulement dans les urnes, mais aussi dans les colonnes des journaux, sur les ondes radio et sur chaque canal d’information. Les médias locaux, par leur proximité et leur capacité à s’affranchir des logiques de pouvoir et de profit, ont le potentiel de redonner vie à l’agora, en offrant un espace public où la parole citoyenne peut s’exprimer librement et contribuer à façonner un avenir plus juste et plus démocratique.

Le Débat Public

La participation du public, souvent réduite à un exercice formel et stérile, peut être repensée à la lumière du concept d’espace public développé par Jürgen Habermas. Il ne s’agit plus seulement d’écouter les citoyens, mais de créer les conditions d’une délibération véritable, où la parole citoyenne s’émancipe des passions et des intérêts particuliers pour contribuer à la recherche de l’intérêt général.

L’éthique de la discussion chez Habermas repose sur la recherche d’un consensus rationnel par la force de l’argumentation. Cette éthique exige une communication transparente et sincère, où les où les participants s’engagent à exprimer leurs opinions de manière claire et argumentée, en s’appuyant sur des faits vérifiables et en s’abstenant de toute forme de manipulation ou de coercition. La validité des arguments est jugée non pas sur leur popularité ou leur force rhétorique, mais sur leur capacité à contribuer à la recherche de l’intérêt général, dépassant les intérêts particuliers et les passions éphémères. La discussion est structurée de manière à garantir l’égalité de la parole et la pluralité des opinions, permettant ainsi à chaque participant de contribuer à l’élaboration d’une solution collective, légitime et acceptable par tous.

Force est de constater qu’en pratique cette éthique n’est pas partagée par tous les acteurs de la vie publique. Ce défi appelle à filtrer les arguments valides au sens d’Habermas et de rejeter les autres. Dans cette optique peut être conceptualisée la figure du facilitateur.

Le facilitateur, dans un contexte habermassien, est un acteur neutre et impartial dont le rôle principal est de structurer le débat public pour garantir la communication rationnelle, la pluralité des opinions et l’égalité de la parole. Il s’assure de la validité des arguments, stimule la formulation de contre-arguments et favorise l’émergence d’un consensus rationnel, sans jamais proposer lui-même de solutions. Il garantit l’accès à l’information, encourage l’expression d’arguments étayés, recadre les interventions qui dévient de la sphère de la rationalité et identifie les arguments fallacieux ou manipulateurs.

Pour garantir l’accès à l’information et faire vivre le débat, le facilitateur pourrait diffuser largement et sans interférence les arguments valides. Il pourrait également expliquer publiquement en toute transparence pourquoi certaines prises de position ne remplissent pas les critères de validité, sans prendre en considération qu’elles émanent d’un citoyen ou d’un ministre. Pour assurer l’inclusivité du débat, le facilitateur se tiendrait à la disposition de tout citoyen, selon des modalités raisonnables, pour le recevoir en entretien. A l’issue du débat, l’enchaînement des arguments dessineraient le consensus rationnel sur l’objet du débat.

Cette description fait penser aux missions des commissaires enquêteurs et des garants de la Commission Nationale du Débat Public (CNDP). Ces institutions, déjà chargées de veiller à l’équité et la transparence du débat public, pourraient être le socle sur lequel se refonde notre démocratie.

La Commission Nationale du Débat Public (CNDP) est une autorité administrative dont le président est nommé par le Président de la République. Elle est chargée d’organiser et de superviser les débats publics sur les grands projets d’aménagement ou d’infrastructure. Elle intervient à travers un Garant du Débat Public dont la mission est de garantir l’existence d’un débat tout au long de l’élaboration des grands projets.

Le commissaire enquêteur est une personne indépendante et impartiale, généralement nommée par le tribunal administratif, chargée de mener une enquête publique sur un projet, plan ou programme et de recueillir l’avis des citoyens. Son intervention est donc plus tardive mais recouvre un plus vaste spectre que la CNDP. Sa mission principale est d’informer le public, d’organiser des débats, de synthétiser les observations et de formuler un avis motivé.

En devenant « facilitateur habermassien », le commissaire enquêteur comme le garant ne se contente plus d’écouter et de synthétiser. Il veille à la structuration et à la rationalité du débat public. Il s’affirme comme le gardien de l’intérêt général au sein du débat public. Il s’assure que les différents points de vue s’expriment de manière équilibrée, que les arguments valides au sens d’Habermas sont mis en lumière et que le débat public contribue à éclairer la prise de décision en faveur de l’intérêt général.

L’intégration de la fonction de facilitateur aux missions des commissaires enquêteurs et des garants de la CNDP suppose une extension de leurs missions à toutes les décisions publiques. Cela représente une proposition ambitieuse, qui exige une réflexion approfondie sur ses modalités de mise en œuvre. Il est crucial de s’interroger sur les moyens humains et financiers nécessaires, la formation des acteurs, ainsi que sur le cadre légal et les limites de cette nouvelle fonction. Cependant, l’enjeu est fondamental, il s’agit de repenser la participation citoyenne à la lumière des exigences d’une délibération véritable et faire de l’espace public un véritable creuset de la décision démocratique.

 

Laurent Fabas pour le Clairon de l’Atax le 18/12/2024

 

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Notes
  1. Hannah Arendt La crise de la culture 1961[]
  2. Pierre Bourdieu Langage et pouvoir symbolique 2001[]
  3. Jürgen Habermas Théorie de l’agir communicationnel 19812[]
  4. Bernard Manin Principes du gouvernement représentatif 1995 []
  5. Pierre Bourdieu Sur la télévision 1997[]
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1 commentaire

Ballandras Denise

Merci Laurent pour cette réflexion de fond bien documentée qui porte en effet sur comment organiser une démocratie citoyenne à tous les niveaux des lieux publics décisionnels.
Se doter des outils conceptuels et en proposer l’utilisation pratique dans nos rencontres politique locales redonnerait sens et goût au débat citoyen pour construire une république démocratique au service d’un vivre ensemble .

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