Privatisation ou nationalisation : telle est la question…

Les Français seraient-ils lassés des privatisations ? Alors que le gouvernement macroniste tente de poursuivre la politique de privatisation à l’œuvre depuis près d’un demi siècle, ses projets rencontrent dans l’opinion une résistance nouvelle...

Image supprimée suite au harcèlement d’une officine suisse

Laurence Olivier dans le monologue de Hamlet

Les Français seraient-ils lassés des privatisations ? Alors que le gouvernement macroniste tente de poursuivre la politique de privatisation à l’œuvre depuis près d’un demi siècle, ses projets rencontrent dans l’opinion une résistance nouvelle au point que, dans le cas de son projet de privatisation des Aéroports de Paris (ADP), dont l’Etat est actionnaire à 50,6%, les résistances de l’opinion, les critiques des oppositions, l’intervention de réseaux hostiles à la démarche, ont transformé ce qui aurait du être une opération « rondement menée » en un processus complexe et long, soumis à l’éventualité d’une procédure de RIP (Référendum d’Initiative Partagée) (1).
Par 2 fois déjà, E. Macron, alors qu’il était ministre sous la présidence Hollande, avait essayé en vain d’engager la privatisation des ADP après avoir réussi celles de l’aéroport de Toulouse Blagnac et celle de Lyon Saint Exupéry.
Mais pourquoi se débarrasser d’une entreprise aussi florissante, levier économique national en croissance continue, qui a rapporté en 2018 à l’État 173 millions d’euros de dividendes ?

Les références idéologiques

L’acharnement à privatiser n’est pas que  le fait du seul gouvernement français ; il participe d’un courant de pensée qui prédomine mondialement, à fortiori dans l’Union Européenne où il constitue un des chevaux de bataille de la Commission européenne. Celle-ci qui, sous prétexte d’ouverture au marché et de libre concurrence, contraint ses membres à la privatisation de nombre d’entreprises publiques. La théorie qui veut que l’État ne se mêle pas du fonctionnement de l’économie est ancienne, mais elle a été revisitée avec efficacité par les économistes libéraux de l’école dite de Chicago, dont la pensée a mondialement diffusé, jusqu’à devenir dominante dans les années 1980. Elle a inspiré les politiques de Margaret Thatcher en Grande Bretagne, de Ronald Reagan aux USA et le virage, en 1983, du gouvernement social-démocrate français, baptisé « tournant de la rigueur ». L’idée générale est que tout le monde sera gagnant, que l’ouverture des services publics à la concurrence allait entraîner une baisse des prix pour les usagers, que les entreprises allaient innover pour conquérir les marchés, tandis que la collectivité allait s’enrichir en disposant de capitaux frais pour ses projets politiques.

La frénésie des privatisations en France

C’est en 1986, sous le gouvernement de cohabitation de J. Chirac, que s’amorce la vague de privatisations qui se continuera sans interruption jusqu’à nos jours. C’est ainsi que 78 grandes entreprises publiques, représentant près de 1 500 sociétés, seront privatisées totalement ou partiellement, cédant plus d’1 million de salariés au secteur privé, tandis que la part de l’emploi public dans l’emploi salarié total passe de 10,5% à 3,1% … Beaucoup de ces entreprises privatisées se verront ensuite rachetées par des investisseurs étrangers qui, après avoir pompé le cash, récupéré les brevets et perçu des subventions publiques, les amputeront d’une partie de leurs activités quand ils ne les fermeront pas totalement.

Bien entendu, le principe du gagnant/gagnant vanté par les économistes libéraux n’a pas fonctionné. Ainsi les prix n’ont pas baissé du fait de la concurrence et l’État n’a pas trouvé les recettes escomptées, loin de là ! L’exemple des autoroutes françaises est particulièrement édifiant : construites avec des financements publics, elles furent concédées en 2006, sous le gouvernement Villepin, pour 14,8 milliards € alors que leur valeur était estimée à 24 milliards € par la Cour des Comptes ! Depuis 2006, les trois groupes Vinci, Eiffage et Albertis ont versé 27 milliards € de dividendes à leur actionnaires, sommes qui ne sont donc pas tombées dans les caisses publiques. Manque à gagner pour l’Etat en 12 ans : 10 milliards non perçus lors de la cession des 9 000 km d’autoroutes + 27 milliards de dividendes = 37 milliards € ! Et les usagers dans tout cela ? En 12 ans, les hausses continues du tarif des péages ont été supérieures à l’inflation ! De tels exemples abondent mais ils se terminent aussi parfois par l’échec de la privatisation d’un service public : ainsi la distribution d’eau, d’abord concédée par les collectivités à de grands opérateurs privés, est retournée progressivement pour partie à des régies publiques, à la fois en raison du coût élevé et de la médiocre qualité des prestations des entreprises privées.

Les dommages collatéraux de la privatisation des services publics

Les privatisations entraînent souvent une diminution de la qualité du service, le jeu de la libre concurrence imposant des économies inappropriées en personnel, en matériel et en prestations, qui vont jusqu’à impacter le bien-être ou la sécurité des usagers. Ainsi, la privatisation brutale des chemins de fer anglais a conduit les exploitants privés à faire des économies dans la maintenance des réseaux et le suivi du matériel roulant, ce qui a entraîné de nombreux accidents et incidents. En définitive, certaines compagnies privées ont baissé les bras en raison du manque de rentabilité des lignes concédées et il a fallu renationaliser une partie du réseau pour maintenir la continuité du service public.
Par ailleurs le coût social des privatisations peut être important : le procès France Télécom actuellement en cours met en lumière comment le «dégraissage» brutal de 20 000 emplois, prévu entre 2006 et 2009, a provoqué suicides et dépressions. De son côté, la SNCF a supprimé 100 000 emplois depuis 1985 !

De plus, l’installation d’un système concurrentiel dans des secteurs économiques qui relevaient auparavant de monopoles publics, entraîne de nouveaux coûts qui vont se répercuter, bénéfice oblige, sur le prix des services. Des dépenses en marketing et en communication vont s’imposer, de plus en plus élevées, pour convaincre le client que la prestation offerte par l’entreprise x est supérieure à celle offerte par l’entreprise y. S’ajoutent les dépenses en lobbying pour conquérir ou préserver des marchés ou influencer les institutions européennes dans le sens d’une législation favorable à l’entreprise (2). Alors, pour réduire l’impact de ces nouveaux coûts et maintenir des prix concurrentiels, certaines entreprises font appel à des «Cost Killers» ou « tueurs de coûts » qui opèrent des choix draconiens dans les frais, souvent au détriment du financement des activités de recherche & développement, pourtant nécessaires à la pérennisation de l’entreprise ou en externalisant des services (3) au détriment de leur qualité.

Licorne = chimère (image l’usine digitale)

Alors pourquoi persévérer dans cette politique de privatisations qui montre ses limites et ses nuisances ?

Ainsi, pourquoi vouloir à tout prix brader nos grands aéroports publics alors que même les USA, qui servent habituellement de modèle à nos jeunes technocrates progressistes, s’en gardent bien ?
Le prétexte officiel est que le fruit de ces cessions pourra être réinvesti pour transformer notre tissu industriel, qualifié d’obsolète, en un appareil de production moderne, digne de l’ère numérique. La fameuse «start up nation» invoquée et convoquée par E. Macron ! Les cessions de titres serviraient à financer l’innovation industrielle ; mais que peut-on innover lorsqu’on laisse se détruire ce qui reste du tissu industriel existant, alors qu’il contient les moyens, les compétences et les savoir faire qui constituent le terreau de cette innovation ?
Ou s’agit-il, en bon élève, de suivre les recommandations de Bruxelles ? Quand il le faut, certains de nos voisins sortent leur activité industrielle, menacée par Bruxelles, du secteur concurrentiel. C’est le cas de l’Allemagne pour l’hydroélectricité.
Alors pourquoi tant d’acharnement de nos gouvernants ? Et si tout cela n’était qu’une machine à transformer de l’argent public en profits privés, machine conduite par une classe politique fabriquée par les oligarques et entièrement dévouée au service de leurs intérêts ?

La concurrence est loin d’être la panacée, elle devient même un poison lorsqu’elle concerne de grands services publics à envergure nationale (rail, toute, réseaux, etc.). Abroger leur situation de monopole et réduire leur taille c’est se priver des économies d’échelle et générer des coûts supplémentaires qui ne pourront que se répercuter sur la qualité et le prix du service rendu.

Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 21/06/2019

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Notes
  1. Le Conseil Constitutionnel a validé le 9 mai dernier, au grand dam du gouvernement,  le lancement de ce RIP soutenu par 248 parlementaires de droite et de gauche. Il ne reste plus qu’à trouver 4,7 millions de signatures avant le 12/03/2020 pour que ce RIP ait lieu[]
  2. EDF dépenserait ainsi 2 millions € par an et emploierait une dizaine de personnes pour influencer les parlementaires et les fonctionnaires européens[]
  3. comme la relation-client confiée à des plateformes plus ou moins exotiques[]
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2 commentaires

Lucien Trumpfmeyer

La constatation selon laquelle on privatiserait les profits pour mutualiser les pertes est une réalité, c’est clair. Cet excellent éditorial ne peut que nous pousser à refuser massivement la privatisation d’ADP. Il nous faudra être plus de quatre millions à dire une fois pour toutes non à ce qui est privatisation des services publics et à défendre bec et ongles les dits services, quitte à être les seuls sur la planète.
Car les autres s’y casseront les dents, à vouloir détruire ce qui est collectif au prétexte hautement fallacieux que “ça ne marche pas”. Ecole, justice, santé, transports, on est dans la sphère publique, point barre.
Concernant les transports d’ailleurs, il va bien falloir revenir à la raison et englober une fois pour toutes dans le budget une offre transports ouverte à tous et à bas prix. Les dérapages éhontés de la SNCF au niveau tarif des TGV sont inacceptables pour un début de 21ème siècle. Et les villes qui réfléchissent à une gratuité des transports intra muros ne font que leur devoir citoyen.

Tout à fait d’accord, d’ailleurs en ce qui concerne les transports publics il me semble qu’il faudra nécessairement passer par une collectivisation et la gratuité si on veut être efficace dans la lutte contre le changement climatique…

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