De la défiance à la méfiance

Il est frappant de constater combien le débat scientifique autour de la pandémie actuelle est mal vécu par une grande partie du public.

La maladie progresse depuis des décades, mais la pandémie, provoquée par le coronavirus SARS CoV2, ne fait que l’accélérer : la méfiance envahit tous les coins de nos sociétés.
Nous nous pensions et nous pensons peut être encore comme des êtres de raison, capables de maîtriser nos affects, libres et maîtres de nos choix : le sommes-nous encore ?

Méfiance : Image par Gerd Altmann de Pixabay

 

De l’ère des lumières à celle de la post-vérité

Depuis plus d’un siècle, ce qui nous informe accélère et grandit en volume : alors le temps qui nous reste pour décortiquer une information s’amenuise, sauf à faire un effort considérable pour ne pas se laisser divertir. Or il faut du temps pour réfléchir à ce que notre cerveau fait des informations qui lui parviennent et aussi pour dépasser nos préjugés qui risquent de fausser  la perception de ce qui est vrai et de ce qui est faux. D’autant plus que ces notions sont complexes et changeantes, comme le formulait Franz Kafka : «  Il est difficile de dire la vérité, car il n’y en a qu’une, mais elle est vivante, et a par conséquent un visage changeant ». (1)

Nous avions hérité des philosophes des lumières, une certaine capacité à distinguer les faits des opinions et des sentiments : il semble désormais que nous nagions dans une soupe peu ragoutante où ces notions tendent à se mêler, à se confondre.
Il ne s’agit pas de mettre en cause la nature des médias de masse qui se sont perfectionnés et sophistiqués tout au long du XXème siècle jusqu’aujourd’hui : le problème ce n’est pas l’omniprésence d’internet, de la blogosphère et des réseaux sociaux qu’il a générés, mais de l’usage ambigu que nous en faisons. D’un coté nous nous revendiquons libres et majeurs et nous dénonçons les manipulations de l’opinion pratiquées par les médias de masse, mais de l’autre, face aux agressions multiples auxquelles notre vie nous expose, il est rassurant et confortable « d’en être », de nous fondre dans une cohorte agglomérée sous la même propagande, les mêmes schèmes.
Mais ce besoin « d’en être » affleure rarement à notre conscience et c’est ce qui renforce notre dépendance aux médias de masse et rend leur propagande si efficace. D’un côté, nous vilipendons les Smartphones, les tablettes et les ordinateurs, au prétexte qu’ils mangent notre temps, nous empêchent de communiquer “réellement”, qu’ils absorbent nos enfants au point de les abrutir et de l’autre, nous nous précipitons sur ces mêmes outils en quête d’une information qui nous parait indispensable et que nous diffuserons aussitôt sur nos réseaux où elle tournera en boucle, nous donnant l’illusion d’un dialogue qui, en vrai, n’existe pas…
Combien sont-ils les gens qui passent des heures à regarder ou à écouter les chaines de TV ou Radio d’informations en continu, hypnotisés par la reproduction du même, dont ils ne retiendront que l’apparence ?

De la manipulation de masse

Ce mécanisme ambigu, qui nous rend inconsciemment complices de ce qui nous manipule, a été compris, théorisé et largement employé par tous ceux qui ont prétendu, ou prétendent, nous diriger. D’Edward L. Bernays  (1891 / 1995) l’inventeur du marketing (ne pas supplier le client d’acheter votre produit, mais l’amener à vous supplier de le lui vendre), à Donald Trump, (qu’il est apaisant de se sentir faire partie de l’Amérique profonde), en passant par Joseph Goebbels (le fait d’être un élément constitutif du peuple allemand, -Volksgenossen- vaut bien tous les sacrifices).
C’est ainsi que des dirigeants sans légitimité, règnent sur des masses dont ils revendiquent avoir obtenu le consentement.
De pseudo informations ou de pseudo débats, visent à mobiliser les émotions du public au détriment de sa réflexion. Tout est bon : les éléments de langage qui visent à gommer les faits et éviter ainsi toute explication rationnelle, mais aussi la fabrication de « faits alternatifs » et cela bien avant D. Trump et ses conseillers. En effet le trucage des faits est ancien, souvenons nous du faux charnier de Timisoara, découvert en 1989, qui précipita la chute de Ceausescu, ou de la fiole agitée par le Secrétaire d’État Colin Powell en 2003, lors  d’une séance de l’ONU. Elle était censée contenir un échantillon d’un arme de destruction massive, détenue par Saddam Hussein : elle justifia l’entrée en guerre des État Unis, etc…

Le travail sur les affects est toujours payant, dans un premier temps : la technique est largement connue et décrite, les puissants en font leur miel et gouvernent tranquilles. Mais dans un deuxième temps, cela crée des « dommages collatéraux » dévastateurs. Il se développe un climat anxiogène dans le public, qui ne sait plus quoi croire et qui croire. Le besoin de s’adosser à une vérité stable et apaisante devient tel, que ce public est alors disposé à s’abandonner à n’importe quel nouveau gourou ou leader “populaire” bardé de certitudes.
Des certitudes et surtout pas de débat où la vérité est changeante. Il est frappant de constater combien le débat scientifique autour de la pandémie actuelle est mal vécu par une grande partie du public. Pourtant c’est le débat qui fait avancer les connaissances scientifiques, lesquelles évoluent en permanence. Mais là, dans le domaine médical où il est question de vie ou de mort, l’angoisse exige des certitudes que le scientifique ne peut pas donner. Le désarroi est d’autant plus grand que certains de nos gouvernants, endossant un rôle et un savoir qui n‘étaient pas les leurs, ont affirmé des contre-vérités médicales, rapidement démasquées (ex : Sibeth Ndiaye / masques inutiles).

Il semble que nous soyons passés d’une ère de la défiance où l’on ne se fie aux informations qui nous parviennent, qu’après s’être donné le temps de les étudier, de les analyser, à une ère de la méfiance, où d’emblée on croit, on sait, qu’elles sont trompeuses, compte tenu de toutes les désillusions, voire les défaites, que nous avons subies.

Cet éditorial termine l’année sur une tonalité pessimiste, on pourrait croire qu’il apporte sa pierre au discours décliniste qui connait actuellement quelque succès. Ce n’est pas ainsi que je vois les choses ; j’ai essayé de faire part de la manière dont je perçois et comprends l’état actuel de notre société, prise dans sa globalité. Mais je pense aussi que des parties de cette société disposent d’une certaine autonomie et font preuve de résilience. Cela se passe au niveau local où des  citoyens, associés de façon plus ou moins formelle, semblent maîtriser les NTIC et ne pas s’y noyer et où de nombreux projets esquissent la possibilité d’une autre société.
Mais ceci est une autre histoire dont nous parlerons  ensemble l’an prochain…

Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 22/12/2020

 

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Notes
  1. cité par Étienne Klein dans “Le goût du vrai”, collection Tracts / Gallimard[]
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2 commentaires

Éditorial intéressant. La source d’information qu’offre internet au travers de nos machines électroniques est un bel exercice pour nous apprendre à garder un oeil critique, nous oblige à nous poser la question de qu’est ce qui est utile et futile dans l’existence que je veux mener, comment celle-ci offre la possibilité d’accéder à une montagne de connaissance permettant au passage d’avoir une tête bien faite plutôt que bien pleine, l’un n’étant toutefois pas l’ennemi de l’autre.
J’aime bcp l’idée développé, défendu, que le monde étant en constant changement, le débat est indispensable pour avancer ensemble et développer une intelligence collective.

Eh oui, Hubert, nous sommes trop souvent complices de ce contre quoi nous nous élevons. Pas consciemment bien sûr, mais justement, cette inconscience rend le processus de délitement général terriblement efficace.

Merci en tout cas de ce salutaire regard sur nous-mêmes.

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