Foule (Image par Keith Johnston de Pixabay)
150 ans après la commune de Paris la question se pose encore avec la même acuité et généralement c’est la réponse « oui » qui l’emporte. Cela a permis l’installation de toutes sortes de systèmes oppressifs de gouvernement, qui tiraient leur légitimité, ici d’un quelconque dieu, là de la force de l’épée, là encore en référence à des pratiques coutumières plus ou moins immémoriales.
Plus récemment, certains « pères« des révolutions américaines et françaises, comme respectivement Peyton Randolph, James Madison et l’abbé Sieyès, considéraient que la démocratie était une chose trop sérieuse pour être laissée entre les seules mains du peuple et que l’expression de sa volonté devait passer par un filtrage aboutissant à la désignation d’une « élite » qui le représenterait. Car, selon eux, seule une « élite« pouvait prétendre gouverner avec sagesse et succès les affaires de la Cité et réaliser le bien être du plus grand nombre.
Cette conception, à l’origine de l’organisation des démocraties modernes, l’a largement emporté et inspiré les différentes républiques qui se sont succédées jusqu’à nos jours, particulièrement en France. Et si le binôme peuple / élites a beaucoup évolué, le bien fondé d’une élite guidant le peuple n’a jamais été sérieusement remis en question.
Mais voici que la crise de la Covid 19 éclaire crûment les failles de cette « élite », fissure les mythes et mantras qu’elle distille pour s’attirer le consentement du peuple et impose des réalités longtemps niées ou du moins masquées. Oui, il y a de l’argent magique et tout à coup les milliards sortent du néant ; non, la dette n’est pas mortelle au-delà d’un certain seuil ; oui, l’austérité n’est pas le remède, mais le poison, etc.
Dans le même temps, l’élite qui nous gouverne s’avère incapable de trouver les moyens efficaces pour assurer sa mission de base : protéger le peuple. De telles circonstances nous invitent à nous poser la question du comment ces élites sont fabriquées, au-delà de la seule description du processus de reproduction d’un groupe social dominant, largement décrit par Bourdieu, Passeron, et plus récemment par Chevènement, les Pinçon-Charlot et d’autres…
Comme le remarque Montesquieu dans – L’esprit des Lois -, les élites et les systèmes de gouvernement que celles-ci mettent en place, sont en connexion avec un système de représentations, un style de vie, des modes de relations entre les individus, des affects particuliers ou généraux, des coutumes : un ethos. Il s’agit de prendre tout cela en compte lorsqu’on prétend gouverner et pour ce faire, d’apprendre à « penser contre son cerveau », selon l’expression du philosophe Gaston Bachelard, c’est-à-dire de faire la part des choses entre les croyances, les mythes, les affects, les idées toutes faites, le prêt à penser, etc. Cela s’apprend et c’est peut être en cela que la politique s’apparente plus à une science qu’à une technique de management des individus et de l’opinion. Mais cela s’apprend-t-il aujourd’hui dans les « grandes écoles » où se forment nos élites ?
La formation des élites françaises est elle à la hauteur des responsabilités qu’ils sont appelés à exercer ?
Au sommet des écoles censées former les élites de la nation, 2 institutions occupent les premières positions : l’École Polytechnique et l’ENA.
Depuis la création en 1794 de ce qui allait devenir sous Napoléon 1er l’École Polytechnique, la conception des contenus de la formation de nos futures élites a beaucoup évolué. Si cette École, paradoxalement dénommée « Polytechnique », privilégiait un enseignement qui ouvrait l’étudiant au monde élargi des sciences, l’enseignement de l’ENA, École Nationale d’Administration, censée former les cadres dirigeants de notre pays, est actuellement accusé de ne pas assez ouvrir ses élèves à une culture critique, de se limiter à l’acquisition de compétences généralistes, sans véritable expérience des terrains sur lesquels ces futurs cadres supérieurs seront appelés à intervenir. (1).
En résumé, l’ENA formerait des exécutants de haut niveau, capables de mettre en œuvre des procédures, mais pas des décideurs faits de cet alliage qui mêle une culture étendue à l’expérience, et qui est la marque des stratèges.
Or les énarques ont progressivement envahi le champ du politique, où ils briguent et exercent d’importantes responsabilités décisionnelles. Ainsi 3 récents présidents de la République sont passés par l’ENA (2) ainsi que de nombreux ministres. (3).
La crise de gouvernance qui affecte l’État, mais aussi certaines collectivités, ne date pas d’aujourd’hui : le déclin de notre économie depuis près d’une cinquantaine d’années, en est déjà un symptôme édifiant, mais la situation actuelle, provoquée par la pandémie de la Covid 19, révèle toute l’étendue des dysfonctionnements de nos institutions politiques. Incapacité à arbitrer, décisions contradictoires et irréalistes, incompréhension de ce qui se passe sur le « terrain », manque de stratégie à moyen et long terme, confusion entre enjeux politiques et politiciens. Pourtant, malgré tous ces clignotants passés au rouge, malgré la crise climatique et environnementale qui se concrétise chaque jour un peu plus, le président Macron, ses soutiens politiques et leurs exécutants gardent un cap ultralibéral : priorité à la croissance économique à tout prix, transformation de la solidarité publique en services privés, marchandisation des biens communs, actuellement concrétisés par le démontage des services publics, la poursuite de l’érosion du système hospitalier, la dématérialisation des relations entre citoyens et État, etc.
Les éléments de langage comme le célèbre « rien ne sera plus comme avant », ou la mise en place d’un conseil scientifique pour la Covid 19, ou les artifices de démocratie directe comme les réunions de maires « les yeux dans les yeux » ou la – Convention Citoyenne pour le Climat – sont rapidement apparus comme des effets cosmétiques destinés à camoufler la poursuite de la politique « comme avant » et la dérive autocratique du pouvoir.
Macron archétype d’une élite égarée
Macron, comme beaucoup de ces condisciples, a suivi sans heurts, sans égarements, dans le respect, voire l’adulation de ses maîtres, le tunnel académique mis en place par l’éducation nationale, qui tend à privilégier l’acquisition de capacités au détriment de l’acquisition de connaissances. Cette conduite d’intégration, sans soubresauts critiques, dans un système dominant a été payante pour lui, puisqu’aux diplômes à haute valeur ajoutée, se sont succédés des postes de plus en plus prestigieux, jusqu’à la présidence de la République. Comment après une telle expérience, ne pas croire à la légitimité et aux vertus du système dominant et avoir foi en les principes qui le fondent. Ainsi cette idée que chaque individu serait entrepreneur de sa propre vie et gérerait de façon autonome le capital qu’il constitue. De cette conception ultralibérale, il en découle que les individus s’apprécieraient entre ceux « qui ne sont rien » et ceux qui sont capables de « traverser la rue » pour trouver du boulot (4). Mais la crise de la Covid 19 a mis en lumière combien cette conception d’une société d’individus juxtaposés et réduits à leur dimension économique était erronée, et que c’étaient au contraire la prise en compte de l’altérité et le déploiement de conduites solidaires qui avaient contribué à combler les déficits et dysfonctionnements de l’État.
Peut-on encore après cela continuer à promouvoir une société où « L’existence sociale et politique se résoudrait alors en un ensemble de conduites, qui comme dans n’importe quel autre domaine, concourent à une appréciation de soi par des individus à la fois « actionnaires » et « entrepreneurs » » ? (5) Pourtant malgré les faits, le président Macron garde le cap comme en témoignent le Plan de relance de l’économie ou des actes législatifs récents comme la loi climat…
Garder le cap jusqu’où ?
Emmanuel Macron est certainement persuadé de la légitimité de sa mission. Celle-ci consisterait à « moderniser » le pays pour le soumettre à l’ordre économique dominant, sans quoi il n’y aurait pas de salut pour une France, selon lui en déclin. Son histoire personnelle, qui l’a mené rapidement et de façon inhabituelle jusqu’aux plus hautes fonctions de l’État, peut contribuer à le conforter dans l’idée qu’il serait le « premier de cordée » de la France, seul capable de mener à bien cette mission. Mais ses paroles comme ses actes montrent à quel point il s’illusionne, tant sur ses capacités, que sur sa légitimité. Quel aveuglement politique et quelle imprudence, lorsqu’on se compare à Jupîter, alors qu’on surestime totalement le soutien du peuple en se fondant sur un succès à des élections présidentielles et législatives dont l’organisation et le déroulement filtrent de plus en plus l’expression des électeurs !
Sa résolution de garder le cap et de poursuivre la « révolution de modernisation » malgré les conflits que cette politique ne cesse de générer, ne s’appuie pas seulement sur une surestimation d’un soutien populaire. Il s’y ajoute l’idée, déjà précédemment évoquée, que le peuple ne peut pas tout comprendre, reprise et affichée publiquement par certaines porte-paroles macronistes (6) et qu’en conséquence il est nécessaire d’organiser son expression.
Pour parvenir à leurs fins Macron et sa majorité, comptent à la fois sur le maintien aux prochaines présidentielles et législatives des dispositifs électoraux actuels (7), mais aussi sur le formatage de l’opinion par tous les médias disponibles.
Dans de telles condition une nouvelle confrontation Macron versus Le Pen est envisageable aux présidentielles de 2012.
Mais le peuple ne se réduit pas à une foule timide de citoyens, disponibles au gré de l’hubris des gouvernants en place. Ces gouvernants dépendent de ceux qui les font élire en leur apportant les soutiens organisationnels et financiers nécessaires, en échange du service de leurs intérêts particuliers. Pour ceux là, le peuple est avant tout constitué de consommateurs et de producteurs et, lorsque les conflits sociaux perturbent trop la bonne marche de l’économie et la croissance de leurs profits, leur soutien au pouvoir en place faiblit, puis se détourne…
Combien de temps encore E. Macron arrivera-t-il à passer outre les résistances de la société française ? Le peuple le laissera-t-il poursuivre sa casse de l’État solidaire ? Le peuple aura-t-il encore la force de résister aux manipulations et au flicage de masse, à la destruction du lien social par le numérique ? La crise climatique et environnementale, chaque jour plus réelle et menaçante, nous stimulera-t-elle suffisamment pour renverser l’ordre néolibéral qui nous détruit ?
Hubert Reys pour le Clairon de l’Atax le 20/03/2021
Notes
- cf. le livre d’Adeline Baldacchino : « La Ferme des énarques », éditions Michalon 2015[↩]
- Macron, Hollande, Chirac[↩]
- Castex, Philippe, Le Maire, Royal, Jospin, de Villepin, etc.[↩]
- dixit E. Macron[↩]
- in « L’esprit du macronisme » : Myriam Revault d’Allonnes ; seuil 2021[↩]
- S. Guerini, S.Ndyaye, etc.[↩]
- d’où le report de l’introduction d’une proportionnelle pourtant promise dans le programme 2017 de Macron[↩]